{^^'
m
^r: r„..
^^i^'
'•m
■ V ■^■■' •■ v^-
f' \
\
^
■^
^
/
■^
\
/
^'
:-5f^
^
'^/
"J
-4*—-*
1-
\
,A
.//
^
HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
DU MÊME AUTEUR
A LA MÊME LIBRAIRIE
Bismarck et la France. Un vol. in-18 jésus, de
xvi-300 pages (troisième édition) .... 3 50
Louis II de Bavière. Un vol. in 16 de vii-277
pages. (Nouvelle édition) 3 50
Le coup d^Agadir et la guerre d Orient. Un
vol. in-16 double-couronne {épuisé).
JACQUES BAINVILLE
HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
LA FRANCE
ET
L'EMPIRE ALLEMAND
D
^'/-fiii
NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
11, RUE DE MÉDICIS — PARIS
M CM XV
Copjl'ight 1915, by Société française dÉditioa et de Libfairie,
proprietor of Nouvelle Librairie Nationale.
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.
AVANT-PROPOS
Ce livre est, en somme, une histoire a
grands traits de notre pays.
Quand on étudie les rapports de la France
avec le reste de V Europe, on s'' aperçoit que
la plus grande tâche du peuple français
lui a été imposée par le voisinage de la race
germanique. Avec nos autres voisins, An-
glais, Espagnols, Italiens, s'il g a eu des
conflits, il g a eu aussi des trêves durables,
de longues périodes d'accord, de sécurité
et de confiance. La France est le plus so-
ciable de tous les peuples. Il le faut bien
pour qu^ à certains moments nous ayons eu,
et assez longtemps, V Allemagne elle-même
8 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
dans noire alliance et dans noire amilié.
Il esl vrai que c'élail après l'avoir vaincue.
Ilesl vrai que c'élail après de longs efforts,
de durs travaux qui nous avaient permis
de lui retirer, avec la puissance politique,
les moyens de nuire. Car le peuple alle-
mand est le seul dont la France ait tou-
jours dû s'occuper, le seul qu'elle ait tou-
jours eu besoin de tenir sous sa surveillance.
Une idée domine ce livre. Nous pouvons
même dire qu'elle nous a hanté tandis que
nous écrivions ces pages.
Le solde la France était occupé par Ten-
nemi qui se tenait, dans ses tranchées, à
quatre-vingts kilomètres de la capitale.
Lille, Mézières, Saint-Quentin, Laon, vingt
autres de nos villes étaient aux mains des
Allemands. Guillaume II célébrait son an-
niversaire dans une église de village fran-
çais. Tous les jours, Reims ou Soissons
étaient bombardés. Tous les jours un frère,
un ami tombait. ((Fallait-il que nous revis-
sions cela », disaient les vieillards qui se sou-
AVANT-PROPOS 9
venaient de 1870. Deux invasions en moins
d'un demi-siècle ! Comment ? Pourquoi ?
Etait-ce l'œuvre du hasard ou bien une
fatalité veut-elle que, tous les quarante-
quatre ans, l'Allemagne se rue sur la
France ?
Lorsqu'on se pose ces questions, la cu-
riosité historique est éveillée. La réflexion
Vest aussi...
En suivant la chaîne des temps^ nous
suivions la chaîne des responsabilités et des
causes. Comme nous sommes liés les uns aux
autres ! Comme il est vrai, selon le mot
d'Auguste Comte, que les vivants sont gou-
vernés par les morts ! Tour a tour, les Fran-
çais ont recueilli le fruit de la sagesse de
leurs devanciers et souffert de leurs erreurs.
Nous n' échappons pas à cette loi de dépen-
dance. Comprenons du moins comment elle
agit : c'est l'objet de cet ouvrage.
Nous n'avons pas voulu l'alourdir par
des références et des renvois aux textes.
Nous avons voulu qu'il pût se lire d'un seul
10 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
traity comme un commentaire de la grande
giierrede 1914-1915. Nous croyons d'ail-
. eurs n'avoir rien avancé qui ne soit acquis
et reconnu pour vrai par l'école historique
contemporaine.
J. B.
25 avril 19 là.
HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
CHAPITRE PREMIER
La monarchie héréditaire des Capétiens
ET l'anarchie allemande
Dès que la persévérance de plusieurs
générations capétiennes eut commencé de
donner à la France une ligure, le problème
des frontières de l'Est se posa. Le royaume,
ayant grandi, se heurtait soudain à un
monde hostile. L'Allemagne montait la
garde devant le Rhin, et c'était vers le Rhin
qu'il fallait tendre pour que l'œuvre fût
achevée, classique, pour qu'elle satisfît la
raison. L'instinct des chefs poussait les
12 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
ducs de France, héritiers de la tradition
gallo-romaine, à refaire la Gaule de César.
Et déjà il se révélait que, vers la Germanie,
la lutte serait difficile et longue. . . Si longue,
si difficile, qu'au xx^ siècle, loin d'être ache-
vée, elle aura repris dans les conditions les
plus inhumaines, les plus terribles qui se
soient vues depuis les invasions barbares.
Sur cinq côtés de l'hexagone, les succes-
seurs de Hugues Capet avaient donné à la
France sa forme et ses limites. Ils ont dis-
paru avant d'avoir achevé leur tâche. Et
l'œuvre de tant d'années a même été enta-
mée, compromise, sur cette frontière du
Nord-Est et de l'Est où la nation fran-
çaise avait porté si longtemps son effort.
La menace anglaise a existé à plusieurs
moments de notre histoire : elle n'est pas
la plus grave pour la France. L'Anglais a
eu plus d'une fois des intérêts communs
avec nous. Entre-t-il en conflit, passe-t-il
son canal, on peut le jeter à la mer, le
« bouter hors du royaume », le prier de
\
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 13
rester dans son île. Mais l'Allemand ? Il vit
avec nous porte à porte. 11 voisine, il com-
munique avec nos vallées et nos rivières.
Faites refluer sur un point la masse ger-
manique : avec sa plasticité, elle affluera
sur un autre point. La France est en péril
d'invasion tant qu'elle ne possède pas ces
frontières que l'on a très vite appelées des
frontières naturelles parce que ce sont nos
frontières nécessaires. La France n'est pas
en sûreté tant que le voisinage de l'Alle-
magne pèse sur elle, tant que les armées
allemandes se trouvent à quelques jours
de marche de Paris. La France, jusqu'en
temps de paix, est menacée par ce peuple
prolifique et migrateur, toujours prêt à
loger dans le nid des autres. Mais l'Allema-
gne, de son côté, se croit atteinte, se croit
blessée, si elle est refoulée au delà du Rhin,
si elle abandonne à l'ascendant de la langue
et de la civilisation françaises les colonies
germaniques fixées sur l'ancien domaine de
la Gaule impériale. Ainsi le royaume de
14 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Lothaire a gardé au cours des siècles son
caractère de territoire contesté. Toutes les
solutions essayées, toutes les combinaisons
politiques mises en œuvre, n'ont pu ré-
soudre le vieux conflit. Royaume de Bel-
gique, grand-duché de Luxembourg, terre
d'Empire : ces inventions qui succèdent
aux anciennes villes si clairement nommées
« de la barrière » et qui marquent au-
jourd'hui notre limite, ont été à l'origine
de simples compromis. Ces sortes d'États
tampons ont pu devenir des nations dans
toute la force du terme, comme la Belgique
vient de le prouver magnifiquement. Cepen-
dant les marches de l'Est et du Nord-Est
restent des champs de bataille que jamais
on n'a réussi à neutraliser d'une manière
définitive.
De Bouvinesà Sedan et à la Marne, vingt
fois le peuple français et le peuple allemand
se sont affrontés. Mais les guerres, les
combats n'ont été que les éclats d'une riva-
lité permanente. Durant les armistices.
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCIIIR ALLEMANDE 15
d'une étendue souvent considérable, la po-
litique et la diplomatie poursuivaient l'ef-
fort des armées au repos, tendaient, tout
en prenant des avantages, à supprimer le
risque de guerre, à réduire le rival à l'im-
puissance. Ici, de très bonne heure, grâce
à des conditions politiques particulières,
ce fut la France qui prit le pas sur l'en-
nemi.
Economes du sang français, les gardiens
héréditaires de notre sécurité devaient
mettre à profit toutes les circonstances qui
désarmeraient le colosse germanique, le
diviseraient contre lui-même, détourne-
raient son attention. Ces circonstances, on
les provoquerait au besoin. Le royaume
d'Allemagne avait, à l'origine, une forte
avance sur le royaume de France. L'Etat
germanique était même adulte avant qu'il
existât un État français. Il fallut utiliser
tous les défauts de la gigantesque cuirasse,
pratiquer d'opportunes interventions dans
les troubles, querelles et embarras de l'Ai-
16 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lemagne. II fallut se mêler activement i\
la politique intérieure allemande. C'est
ainsi que s'est formée l'histoire d'une lutte
incessante, étendue sur la série des siècles,
mais où, les guerres d'extermination ne se
concevant pas entre populations si nom-
breuses, c'étaient le calcul et l'intelligence
qui devaient l'emporter. Des deux nations,
celle qui aurait le meilleur cerveau gagne-
rait la partie.
Le génie éminemment réaliste des Capé-
tiens, habile à se servir des événements,
apteà s'instruire desexpériences, ne s'était
pas trompé sur la manière dont il conve-
nait de traiter le problème allemand. La
preuve que les Capétiens avaient vu juste,
ce sont les résultats atteints, résultats pro-
digieux si l'on rapproche les points de dé-
part, si l'on compare Thumble duché de
France au puissant royaume d'Allemagne
qui était comme le résidu de l'Empire caro-
lingien... Que la monarchie française, dans
les applications, ait commis quelques
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCIIIE ALLEMANDE 17
fautes, qu'elle n'ait pas été infaillible, nul
n'en sera surpris. Ce qui frappe, c'est que
jamais elle n'ait persévéré dans l'erreur et
surtout qu'elle n'ait ni varié sur les prin-
cipes, ni perdu de vue le but à atteindre.
Les coups de barre maladroits ont été répa-
rés à temps, la marche redressée au pre-
mier signe qu'on faisait fausse route. Nous
trouverons deux moments, dans l'histoire
diplomatique de l'ancien régime, où de
lourdes erreurs ont failli tout gâter. C'est
sous Louis XIII, à la bataille de la Mon-
tagne Blanche, et sous Louis XV, à la pre-
mière guerre de Sept Ans. En définitive
rien n'a été compromis parce que le prin-
cipe directeur, si on avait pu l'interpréter
mal, n'avait jamais été méconnu.
C'était un bien petit seigneur que le roi
de France des premières générations cape-
18 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tiennes en face du puissant Empereur
romain de nation germanique, héritier de
Gharlemagne, successeur des Césars,
(( moitié de Dieu », et qui prétendait à la
suzeraineté de tout le monde chrétien. Il y
eut un siècle où cette prétention faillit
devenir une réalité, oii l'on crut que le
Saint-Empire dominerait la chrétienté tout
entière. Jusqu'alors la couronne impériale
était restée élective. Barberousse et ses
successeurs, qui représentaient l'idée alle-
mande aux xu*" et xiii*' siècles comme les
HohenzoUern l'ont représentée de nos
jours, avaient entrepris de fonder Tunité
de tous les pays allemands pour étendre
ensuite leur domination à l'Europe. Le
premier point de ce programme consistait
à consolider le pouvoir impérial. Privés du
bénéfice de l'hérédité, usufruitiers d'une
couronne élective qui, à chaque change-
ment de règne, remettait toutes choses en
question, les Hohenstaufen ne croyaient
pas à l'accomplissement de leurs vastes
LES CAPÉTIENS ET l' ANARCHIE ALLEMANDE 19
projets. La transmission directe et par
héritage de la couronne leur était apparue
comme la condition même de la puissance
politique.
Cependant la monarchie capétienne,
dont les modestes débuts n'avaient éveillé
la jalousie ni l'attention de personne, était
déjà parvenue à s'affranchir de l'élection.
Dès la cinquième génération, les succes-
seurs de Hugues Capet avaient réussi à
prendre cet avantage. Aussi, se sentant
bien en selle, ils tournaient les yeux vers
la Filandre, vers la Lorraine, vers toutes
ces terres d'Empire qu'ils considéraient
avec raison comme terres françaises. En
même temps un instinct sûr avertissait les
Capétiens que, si les rois d'Allemagne deve-
P naient aussi indépendants qu'eux-mêmes,
s'il arrivait que le Hohenstaufen entrât en
possession de ce privilège du droit héré-
ditaire qui faisait leur propre force, la
jeune France serait menacée d'un péril
grave, l'avenir de la dynastie créée par
20 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Hugues se trouverait peut-être à jamais
compromis.
C'était un premier intérêt que lésait dans
la personne des rois de France l'ambition
des Hohenstaufen. Servis par une force
qui n'était plus négligeable, appuyés sur
une nation qui tous les jours prenait mieux
conscience d'elle-même, les Capétiens
étaient déjà de taille à opposer des diffi-
cultés sérieuses au projet de leurs rivaux
allemands. Mais il y avait ailleurs, en Eu-
rope, une puissance qui, elle aussi, se sen-
tait atteinte par l'ambition des héritiers de
Charlemagne. Le Pape ne pouvait ad-
mettre que l'Empereur, son associé dans
le gouvernement du monde, s'affranchît du
pacte commun. La première « moitié de
Dieu » redoutait vivement que la seconde
pût la réduire en esclavage, rompît l'équi-
libre du spirituel et du temporel. Le pou-
voir impérial était soumis à la double ser-
vitude de l'élection et du sacre. L'Eglise
pressentait qu'une fois affranchi de la pre-
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 21
mière formalité, l'Empereur chercherait à
éluder la seconde. L'expérience lui avait
également appris à craindre pour sa propre
indépendance que le Saint-Empire romain
germanique devînt trop fort. Et elle com-
prenait que le bénéfice de l'hérédité apporte-
rait à l'Empereur un formidable accrois-
sement de puissance.
C'est pourquoi le Saint-Siège pensa,
comme la jeune royauté française, qu'il
importait d'arrêter net l'ambition des Ho-
henstaufen. A Paris et à Rome, on opta
pour le slatu quo en Allemagne, la pru-
dence commanda de s'opposer à la grande
transformation politique rêvée par l'Em-
pereur. Une rencontre devait naturellement
se produire, une alliance se nouer entre
ces deux intérêts identiques. Ainsi naissait
une communauté de vues destinée à durer
à travers les siècles, malgré les accidents,
les passions, les malentendus, les circons-
tances aussi, qui ont pu quelquefois séparer
Rome de la France, sans jamais briser
22 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
complètement un lien formé par la nature
des choses et les nécessités de la politique.
Derrière cet effort des Hohenstaufen
pour acquérir l'hérédité, il n'y avait rien
d'autre, en somme, que le dessein d'achever
le royaume d'Allemagne. C'était la ques-
tion de l'unité allemande qui se posait à
l'Europe du moyen âge, comme elle s'est
posée à l'Europe de la Renaissance et à
l'Europe contemporaine. C'était le péril de
la puissance germanique grandie à l'excès
qui effrayait déjà les esprits politiques.
Aussi les oppositions qui vinrent du dehors
au projet impérial posèrent-elles un prin-
cipe en perpétuant et en aggravant la divi-
sion et l'anarchie de l'Allemagne. Ce fut,
dès ce moment , l'intervention de l'étranger,
ce furent les combinaisons de la diplo-
matie qui maintinrent « les Allemagnes »
dans l'état de particularisme où les avait
introduites le morcellement féodal, état
singulièrement aggravé par le régime de
la monarchie élective, en sorte que, dès le
LLS CAPÉTIENS ET l' ANARCHIE ALLEMANDE 23
moyen âge, dès avant le grand Interrègne,
l'Allemagne répondait à la définition qu'en
donnait plus tard Frédéric 11 : « Une noble
Républiquede princes. » Car si l'Allemagne
— de même que l'Italie — est restée si
longtemps émiettée, ce n'est pas qu'une
mystérieuse fatalité Tait voulu. Il n'est pas
moins faux d'accuser la configuration du
sol, le caractère des peuples. Ces sortes
de prédestinations sont purement imagi-
naires. L'Allemagne, l'Italie, ont prouvé
depuis quarante ans que l'unité était dans
leur nature autant que le particularisme.
L'Italie a des limites aussi nettes que celles
de l'Allemagne sont imprécises. Et cepen-
dant l'une et l'autre ont pareillement connu
tour à tour le régime d'un gouvernement
unique et le régime des innombrables sou-
verainetés. C'est M. Ernest Lavisse qui en
a fait la remarque : au x^ siècle, de tous les
pays qui avaient formé l'héritage de Char-
lemagne, l'Allemagne semblait « le plus
proche de l'unité ». Cette unité presque
24 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
faite se défit. Elle était manquée définiti-
vement un peu plus tard, et ses chances ne
devaient plus reparaître que dans les temps
modernes. A quoi a tenu cette destinée?
A quoi a tenu cet échec ? C'est encore
M. Lavisse qui l'observe: l'Allemagne, aux
temps de sa décadence n'a pas trouvé
« cette continuité dans l'action monar-
chique par laquelle d'autres pays furent
constitués en Etats qui devinrent ensuite
des nations ».
Tandis qu'en France la fonction royale
arrivait à la plénitude de ses effets, la mo-
narchie allemande se heurtait à toutes sortes
de difficultés et d'obstacles. Nous avons
entrevu les inimitiés qui, de bonne heure,
s'étaient élevées contre elle au dehors. A
l'intérieur, les adversaires qu'elle rencon-
tra ne furent pas moins redoutables. L'hé-
rédité avait pu s'établir sans peine dans la
race de Hugues Capet qui ne portait encore
ombrage à personne, qui était beaucoup
moins puissante que maintes familles de
LES CAPÉTIENS ET L^ANARCHIE ALLEMANDE 25
grands feudataires. Mais la maison de
Hohenstaufen, au moment où elle voulut
s'affranchir des électeurs et de leur con-
trôle, ne pouvait se flatter de l'avantage de
passer inaperçue. Déjà elle était redoutable.
Elle était soupçonnée en Europe de viser
à l'empire du monde, en Allemagne de viser
au pouvoir absolu. Son éclat fit sa faiblesse.
Ainsi arriva-t-il plus tard aux Habsbourg
avec Charles-Quint et ses successeurs, tan-
dis que les modestes marquis de Brande-
bourg n'éveillaient encore la méfiance que
de quelques rares esprits à longue portée.
On comprend dès lors comment toute
tentative de l'Empereur pour affranchir sa
couronne de l'élection devait unir contre
lui les divers éléments qui craignaient de
voir s'élever en Allemagne un pouvoir fort.
A l'intérieur, l'idée même de l'Etat, repré-
sentée par la monarchie, rencontrait, —
aventure qui s'est répétée cent fois, en Alle-
magne, en France, partout, — la résistance
des intérêts particuliers, attachés à la douce
26 IITSTIORE DE DEUX PEUPLES
habitude de prospérer aux dépens de l'in-
térêt commun, ennemis du bien général et
de la condition du bien général qui est l'in-
dépendance de l'État. Seigneurs de toute
taille, princes, ducs, burgraves,rhingraves,
toute cette poussière de dynastes allemands
du moyen âge, redoutait, haïssait la dynas-
tie unique qui limiterait les pouvoirs des
petites souverainetés. Pareillement, les
princes ecclésiastiques, les oligarchies
marchandes, la Hanse, les villes libres,
les démocraties paysannes (dont les can-
tons suisses sont les vestiges), les pièces
infiniment diverses, enfin, de la mosaïque
allemande, tenaient à conserver une liberté
fructueuse. On se disait, par un calcul bien
humain, qu'il y a un profit à tirer de chaque
élection aussi longtemps que le pouvoir
reste électif. L'élection, qu'elle ait lieu au
suffrage universel ou au suffrage le plus
restreint qu'on puisse concevoir, est une
affaire, un marché, un placement. Elle a
même un caractère d'échange d'autant plus
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCIIIE ALLEMANDE 27
commercial que le nombre des votants est
moins grand et que le vote a plus de poids.
Trafiquant de leur bulletin sans vergogne
pour obtenir à chaque élection d'Empe-
reur quelque avantage politique ou maté-
riel, les Electeurs du Saint-Empire rete-
naient de toute leur énergie l'instrument
de leur influence et la marque de leur dignité.
Ceux mêmes d'entre les princes qui n'a-
vaient pas voix au chapitre où était pro-
clamé le César, conspiraient en faveur de
l'électorat d'où ils attendaient du moins le
maintien de leurs privilèges et de leurs
libertés.
Ainsi l'Empereur allemand. Empereur
élu, ne disposait que d'une autorité à peu
près nominale, rendue plus précaire par
les marchandages et par les concessions,
par les pourboires payés à chaque tour de
scrutin. Plus les élections se renouve-
laient, plus s'affaiblissait l'autorité impé-
riale. Bonne chose pour le roi de France
qui se sentit de bonne heure l'ami naturel
28 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de ces barons, de ces prélats, de ces répu-
bliques bourgeoises, également opposés
aux desseins de l'Empereur et faciles à
distraire du faisceau des forces germa-
niques.
Et comment le roi de France n'eût-il pas
encore été l'allié de cette autre puissance
qui, du dehors, joignait ses forces à celles
des particularistes d'Allemagne pour con-
server à l'Empire un caractère électif et
républicain? Le pape, entré de bonne heure
en querelle avec l'Empereur, se trouvait
par là en communauté d'intérêts avec le
roi de France. Cette communauté d'inté-
rêts devint assez vite communauté d'idées.
« Tenir sous main les affaires d'Allemagne
en la plus grande difficulté qu'on pourra »,
devait dire, trois siècles plus tard, un con-
seiller du roi Henri II. Cette maxime, Phi-
lippe Auguste se l'était déjà formulée à lui-
même tandis qu'un pontife, doué du plus
brillant génie diplomatique, composait,
contre les menaces du pouvoir impérial,
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE ^9
un plan de défense et d'attaque destiné, en
dépit d'une erreur initiale, au succès.
L'alliance du roi de France et d'Inno-
cent III ne résulta d'aucune idée précon-
çue. Les événements la déterminèrent.
Dans ces siècles oii l'on a pris l'habitude
de voir le règne sans partage du mysti-
cisme et la prédominance du sentiment, la
politique avait plus de froideur, plus de
calcul, moins de désintéressement qu'on
ne pense. Ce fut seulement à la suite de
plusieurs tentatives en sens divers que se
rejoignirent la politique de Paris et la poli-
tique de Rome. Philippe Auguste, après
avoir songé pour lui-même à la couronne
impériale, soutint d'abord un candidat à
l'Empire qui n'était pas celui du Pape.
L'événement prouva que le roi de France
avait eu raison de repousser cet Othon de
Brunswick que le Saint-Siège réussit à
faire élire. « Défiez-vous de cet homme,
disait Philippe Auguste au Pape. Vous
verrez comme il vous récompensera de ce
30 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
que vous faites pour lui. » Le Capétien
avait de sérieux motifs, en effet, de redouter
qu'un neveu de Jean sans Terre, un allié
de ses grands ennemis les Plantagenets,
régnât en Allemagne. Il put se rassurer
quand il vit Othon, ce qui ne tarda guère,
rouvrir l'éternel conflit du Sacerdoce et de
l'Empire, entrer en lutte avec la papauté,
et, à peine couronné, envahir le patrimoine
de saint Pierre. Alors Innocent III recon-
nut que Philippe Auguste avait eu raison,
que le roi de France avait été bon prophète,
et il réclama son assistance. Le Capétien
était peu disposé à dégarnir son armée : il
se contenta d'assurer la curie romaine qu'il
était d'accord avec elle, et dès lors les deux
diplomaties s'appuyèrent. Contre Othon
excommunié, Rome et Paris eurent le même
candidat à l'Empire : Frédéric, un Ilohens-
taufen, il est vrai, mais jugé inolTensif à
cause de son jeune âge. Et c'est à Bou-
vines que se joua la partie décisive, Othon
ayant compris qu'il importait d'abattre
i
LES CAPÉTIENS ET I/' ANARCHIE ALLEMANDE 31
Philippe Auguste pour ruiner son rival et
pour atteindre Innocent III. Au moment
de livrer cette bataille qui déciderait du sort
de son royaume, le Capétien, de son côté,
ne négligeait pas la force que lui apportait
son alliance avec le Saint-Siège. Il s'en
recommandait hautement auprès de ses
vassaux, prenait soin de troubler l'adver-
saire en se proclamant champion de TEglise
et de la foi. La victoire fit tomber entre ses
mains l'aigle d'or et le dragon, symboles de
l'Empire. Il les envoya à Frédéric dont la
défaite d'Othon fit un Empereur, mais
l'Empereur le plus soumis à Rome, le plus
limité dans son pouvoir que l'on eût encore
vu. La victoire de Bouvines, fruit d'une
habile diplomatie, libérait la France, pour
de longues années, du péril germanique.
Elle marquait aussi l'entrée de la monar-
chie française dans la grande politique
européenne.
Innocent III et Philippe Auguste l'a-
vaient emporté en même temps. Une coali-
32 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tion franco-romaine avait brisé la puissance
impériale. Ainsi naissait de l'expérience
un principe d'équilibre européen, tout à
l'avantage de la nation française et qui ne
devait pas cesser, à travers les siècles, de
prouver sa bienfaisance. Rome et la France
étaient réunies par un même intérêt contre
une Allemagne trop forte. Et ce qui était
vrai au xiir siècle l'est resté au XIX^ Sedan
fait la contre-partie de Bouvines. On a vu,
quand le pouvoir pontifical fut tombé, le
roi de France étant loin du trône, un Em-
pire allemand héréditaire proclamé à Ver-
sailles. Telle est la chaîne d'airain où s'at-
tachent les grandes dates de notre histoire.
Près de cent ans après Bouvines, le pro-
blème allemand se posait de nouveau, et
dans des termes presque identiques, à la
monarchie française.Mais, durant le xiif siè-
cle, la puissance capétienne s'était accrue
autant qu'avait encore baissé la force alle-
mande. Philippe le Bel, continuant la poli-
tique de Philippe Auguste, bénéficiant de
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCIIIE ALLEMANDE 33
la victoire de 1214, n'avait plus le péril
d'une invasion à craindre. A l'entreprise
méthodique de division et d'affaiblissement
de l'Empire déjà pratiquée par son prédé-
cesseur, il n'eut besoin que d'appliquer les
ressources de la diplomatie. C'est pour-
quoi, aux prétentions et à l'ultimatum
d'Adolphe de Nassau, Philippe le Bel se
contenta de répondre, d'un mot qui méri-
terait d'être plus célèbre : « Trop allemand . »
Les Chroniques de Saint-Denis rapportent
cette anecdote, presque inconnue et que
tous les enfants de France devraient ap-
prendre à l'école, en ces termes d'une spi-
rituelle ironie : « Quant le roy de France
ot receues ces lettres, si manda son conseil
par grant deliberacion et leur requist la
response des dites lettres. Tantost les che-
valiers se départirent de court et vindrent
à leur seigneur (Adolphe de N.), lui bail-
lèrent la lettre de response; il brisa le scel
de la lettre qui moult estoit grant. Et quand
elle fut ouverte, il n'y trouva riens escript,
34 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
fors : Iroup alement. Et ceste response fu
donnée par le conte Robert d'yVrtois avec
le grant conseil du roi ^ »
D'où venait tant d'assurance et tant d'au-
dace ? Comment le Capétien pouvait-il se
permettre de répondre d'un ton si cavalier
à l'Empereur germanique ? C'est que le
roi de France avait étendu et perfectionné
ses alliances avec les seigneurs et les villes
du Rhin, alliances qui annonçaient la Ligue
célèbre par laquelle Mazarin devait mettre
plus tard les populations rhénanes au ser-
vice et dans la sphère d'influence de la
France. Philippe le Bel n'eut besoin de
mobiliser une armée ni contre Adolphe de
Nassau ni contre Albert d'Autriche. Ses
.1 II ne s'agit pas d'une légende. Alfred Leroux {Recher-
ches critiques sur les relations politiques de la France Hvec
l'Allemagne de 1292 à 13U) a établi que cette mémorable
réponse de Philippe le Bel fut bien envoyée et remise à
l'Empereur, comme les Chroniques de Saint-Denis le disent.
Les Chroniques de Flandre nous apprennent même que plu-
sieurs seigneurs français jugèrent que cette réponse était
inconvenante et de mauvais goût : l'esprit de critique sévis-
sait déjà chez les gens du monde.
I
LES CAPÉTIENS ET l'ANARCIIIE ALLEMANDE 35
diplomates suffirent à la tâche. Et quand
Albert mourut, le roi de France poursuivit
sa politique en posant la candidature de
son propre frère Charles de Valois à l'élec-
tion impériale. Ce fut Henri de Luxem-
bourg pourtant qui fut élu. Mais par l'édu-
cation, par le langage, par les mœurs,
Henri était un prince de notre pays, et de
son règne date la première époque du rayon-
nement de la France, des mœurs, des idées
et de la littérature françaises en Allemagne.
La méthode de l'intervention politique
et diplomatique s'était montrée efficace.
La royauté française n'en voulut plus
d'autre dans ses rapports avec l'Allemagne,
d'ailleurs tombée en pleine anarchie. Nos
rois ne connurent que cette politique vis-
à-vis des choses d'Allemagne jusqu'à
Charles-Quint, c'est-à-dire jusqu'au mo-
ment où se présenta une situation nou-
velle et où apparut la nécessité de la lutte
à main armée contre la maison d'Au-
triche.
36 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
(( Pas plus que ses prédécesseurs, dit un
historien du moyen âge, Philippe le Bel ne
voulait d'une guerre ouverte avec l'Em-
pire : les voies diplomatiques lui semblaient
préférables et ses successeurs penseront
de même jusqu'à François P^ Les guerres
entre la France et l'Allemagne avant le
xvi'' siècle ne furent jamais que des escar-
mouches sans importance. » Et <juand il
fallut recourir aux armes, l'expérience ac-
quise au cours des siècles ne fut pas
négligée. C'est précisément dans ces cir-
constances que fut fixé le système de pro-
tection des ((• libertés germaniques », sys-
tème de garantie de l'anarchie allemande,
en réalité, et sur lequel l'ancien régime ne
devait plus varier.
L'anarchie allemande des temps passés
forme un contraste complet avec cette or-
ganisation, cette discipline oii l'on a cru
reconnaître, de nos jours, la faculté maî-
tresse des Allemands. On peut douter des
conclusions de la « psychologie des peu-
ï
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 37
pies » lorsque l'on voit de telles métamor-
phoses dans les caractères nationaux. Ces
métamorphoses ne s'expliquent que par
l'influence des institutions. Elles sont dans
la dépendance étroite de la politique : jus-
qu'au succès des Hohenzollern, l'histoire
de l'Allemagne a été celle d'une longue
lutte entre le principe d'autorité et l'indi-
vidualisme, entre la monarchie et l'esprit
républicain.
On se fait d'étranges illusions sur les
hommes des siècles anciens lorsqu'on les
représente comme mieux disposés que les
hommes d'aujourd'hui à recevoir des
maîtres et à se laisser commander. Con-
trairement à un préjugé engendré par
l'ignorance, la monarchie héréditaire est
une forme de gouvernement beaucoup plus
répandue de nos jours qu'à la plupart des
autres époques de l'histoire. Elle rencontre
beaucoup moins d'objections et de résis-
tance qu'elle n'en rencontrait autrefois.
Dans l'Europe du moyen âge, les monar-
38 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
chies électives et même les Républiques
étaient au moins égales en nombre aux
royautés proprement dites. Sait-on assez
que le passé de la Russie est républicain
et que, sur la terre de l'autocratie, floris-
saient, voilà sept cents ans, des institutions
libres et le régime des partis ? La plus
grossière dés erreurs est de s'imaginer que
le genre humain ait attendu 1789 pour sen-
tir le goût de l'affranchissement et redou-
ter la tyrannie. Presque partout en Europe,
jusqu'au xix** siècle, où pour la première
fois des royautés se sont installées de but
en blanc en divers pays et ont pris racine
sans difiiculté, on a vu les peuples répu-
gner à la monarchie héréditaire, ou ne la
laisser s'établir qu'avec lenteur, quelque-
fois par surprise, quelquefois aussi, comme
ce fut le cas potir la dynastie capétienne,
en reconnaissance des services rendus.
L'histoire de la France au x^ siècle jus-
qu'à l'élection de Hugues Capet, présente le
raccourci de toute l'histoire d'Allemagne
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIB ALLEMANDE 39
jusqu'à l'aurore de la période contempo-
raine. Les carolingiens s'étaient affaiblis
beaucoup plus vite, leur décadence avait été
beaucoup plus profonde en France qu'en
Allemagne. Chez nous, les grands feuda-
taires avaient entrepris aussitôt de profiter
de cette circonstance pour énerver et rui-
ner définitivement le pouvoir royal en por-
tant au trône tantôt un carolingien et tantôt
un robertinien, dans l'idée d'empêcher que
le pouvoir se fixât dans une même famille.
Quand Hugues Gapet eut pris le pouvoir,
les mêmes éléments se retrouvèrent pour
battre en brèche l'autorité de ses succes-
seurs avec l'espoir delà détruire comme ils
avaient détruit celle des carolingiens. Le
loyalisme n'est pas toujours la vertu des
aristocraties ni des grands.
Hugues Gapet et ses descendants res-
taient des rois élus, comme des consuls à
vie, qui, pour tourner le principe de l'élec-
tion, faisaient sacrer leur fils aîné avant
leur mort, de même que les Empereurs
40 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
germaniques faisaient, de leur vivant, nom-
mer leur fils (( roi des Romains ». Mais l'ar-
chevêque de Reims n'avait-il pas d'abord
refusé à Hugues Gapet de sacrer Robert
le Pieux, « de peur, disait-il, que la royauté
ne s'acquît désormais par droit hérédi-
taire» ? Paroles significatives, dans la bou-
che d'un haut dignitaire ecclésiastique qui
vivait il y aura bientôt mille ans... Au
xiir siècle seulement, Louis VIII, le père
de Saint-Louis, est le premier capétien qui
ait eu véritablement accès au trône en vertu
du principe héréditaire, qui ait été roi par
droit de succession avant de l'être par le
sacre et par l'acclamation populaire. Une
centaine d'années plus tard, la « loi sali-
que » fixera ce progrès et cette conquête
de nos capétiens. La maxime : « Le roi est
mort, vive le Roi! » prendra cours. Singu-
lière rencontre de l'histoire : cette acquisi-
tion de l'hérédité par la royauté française
correspond presque exactement, pour l'Al-
lemagne, au grand Interrègne, à l'échec
LES CAPÉTIENS ET L ANARCHIE ALLEMANDE 41
définitif de la puissante maison des Hohen-
staufen.
D'où vient cette différence? D'où vient que
les modestes capétiens aient réussi où
avaient échoué ces brillantes familles otho-
nienne, henricienne,frédéricienne et, après
elles, ces Habsbourg qui disposaient de tant
deressources? Etait-ce donc une tâche plus
lourde de faire l'unité de l'Allemagne que de
faire l'unité de la France? Est-il plus malaisé
de gouverner et de commander les Alle-
mands que les Français ?. . . A tout compter,
les difficultés ont été les mêmes pour for-
mer une nation française et une nation
allemande, un État français et un État
germanique. Les peuples allemands ont
sans doute leur particularisme. Mais nous
avons nos partis. Si la « querelle d'Alle-
mands » symbolise leurs guerres civiles,
nous avons nos factions à la gauloise qui
perpétuent l'antique et funeste travers des
divisions. Qu'on évoque, dans l'histoire de
notre pays, les minorités et les régences, — \
4i2 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'unique faiblesse des monarchies hérédi-
taires. Ces éclipses de l'autorité royale ont
toujours été périlleuses, toujours marquées
par un retour offensif de l'anarchie. Depuis
la minorité de Saint Louis jusqu'à celle
de Louis XIV, on a vu, dans notre pays,
les séditions se renouveler chaque fois que
les rênes étaient moins fermement tenues.
G^est une plaisante idée que de s'imaginer
que les mouvements insurrectionnels et
les révolutions datent chez nous de 1789.
Un auteur obscur mais judicieux a écrit,
dans la première moitié du siècle dernier,
une originale histoire de ce qu'il appelait
« les six restaurations ». Il voyait Louis IX,
Jean le Bon (après la conjuration d'Etienne
Marcel), Charles VII, Henri IVetLouisXlV
(après la Fronde) réoccupant le trône dans
les mêmes conditions que Louis XVIII. Il
y a du vrai dans cette vue. Et les cabo-
chiens, la Ligue dite du Bien public, le
siècle si affreusement troublé des guerres
de religion : autant de souvenirs encore où
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 43
l'on reconnaît que le naturel français n'a
pas rendu la tâche de nos rois plus facile
que ne l'a été celle des Empereurs alle-
mands. Il est aussi enfantin de se repré-
senter l'histoire de notre monarchie comme
une idylle qui a brusquement pris fin sur
l'échafaud le 21 janvier 1793, que de s'ima-
giner, comme les historiens révolution-
naires, un peuple français courbé, des
siècles durant, dans l'obéissance, qui aurait
eniîn, voilà cent vingt cinq ans, relevé la
tête et, comme dit M. Clemenceau, attendu
ce moment pour « régler un terrible compte
avec le principe d'autorité ».
Les causes pour lesquelles la monarchie
héréditaire n'avait pu, jusqu'à nos jours,
s'établir en Allemagne, sont évidentes et
simples. Le grand Interrègne allemand a
duré, selon une juste remarque, de 1250 à
1870. C'est qu'une grande monarchie ger-
manique faisait peur, et avec raison, à
beaucoup de monde. C'est que des forces
nombreuses étaient toujours prêtes à se
44
HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
coaliser avec succès pour empêcher qu'il y
eût une Allemagne unie et puissante sous
un seul sceptre. « Pas de roi d'Allemagne » ,
disaient les princes allemands. Et c'était
aussi la pensée des rois de France : « Pas
de roi d'Allemagne. » L'intérêt de la France
ne voulait pas qu'il y eût un chef héréditaire
pour rassembler les masses germaniques.
Cette idée était tout à fait claire chez nos
écrivains politiques de l'ancien temps.
Pierre Dubois, (un de ces « légistes » qui
tenaient, en somme, l'emploi des grands
journalistes et des grands orateurs d'au-
jourd'hui,qui étaient des conseillers du pou-
voir et des guides de l'opinion), Pierre Du-
bois était extrêmement précis à cet égard.
Cet élève de saint Thomas d'Aquin^ce con-
temporain de Dante, tenait (cela peut se
dire sans rien forcer), le même langage
que Thiers en 1867. Mais il l'a tenu utile-
ment. 11 craignait pour la France l'unité
de l'Allemagne et cette unité lui apparais-
LES CAPÉTIENS ET l' ANARCHIE ALLEMANDE 45
sait comme étant en rapport direct avec
l'établissement dans les pays germaniques
d'une puissante royauté construite sur le
modèle capétien. « Ne laissons pas faire
cela, ou nous sommes perdus », était sa
conclusion. Pierre Dubois est à juste titre
admiré de Renan qui a vu en lui « vrai-
ment un politique », le premier qui ait ex-
primé nettement «. les maximes qui, sous
tous les grands règnes, ont guidé la cou-
ronne de France ».
Cette conspiration des ennemis d'un pou-
voir stable et fort en Allemagne, ennemis
de l'intérieur, ennemis de l'extérieur, eut
pour effet de cristalliser l'Empire, pour de
longues séries d'années, dans une anarchie
de pompeuse apparence. Le Saint Empire
romain de nation germanique a été défini
une « république fédérative sous la prési-
dence impériale. » Ces Empereurs, qui se
réclamaient des Césars et de Charlemagne,
n'étaient que les présidents élus de cette
46 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
République et leur fonction eut une ten-
dance croissante à ne plus être que déco-
rative.
Malgré tous leurs efforts, malgré leurs
violences ou leurs subterfuges, les Empe-
reurs ne parvinrent jamais à s'affranchir
de l'élection. Ils réussirent quelquefois à
en faire une simple formalité. Jamais ils ne
purent l'abolir. « Le point culminant du
droit de l'Empire, disaient les autorités de
la science juridique allemande, est réputé
consister en ceci que les rois ne sont pas
créés par la parenté du sang mais par le
vote des princes. » L'élection des Empe-
reurs avait beau n'appartenir qu'à un très
petit nombre de votants, le principe électif
n'en portait pas moins ses fruits. Il n'y
avait que sept électeurs, le collège électoral
le plus étroit qu'on ait jamais vu. Pour-
tant, les effets de ce suffrage si sévèrement
restreint furent les mêmes que ceux dont
on accuse le suffrage universel dans les
démocraties. C'est un exemple qui prouve
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 47
jusqu'à l'évidence que l'élection est perni-
cieuse en elle-même et non par ses moda-
lités.
Marchandage électoral, brigue^ corrup-
tion, trafic des bulletins de vote, non seu-
lement ces menues tares se retrouvent
dans les mœurs politiques du Saint-Em-
pire : on y voit encore ce qui a été si sou-
vent reproché en France au « scrutin
d'arrondissement )>, c'est-à-dire la subor-
dination de l'intérêt public aux intérêts
particuliers, et la surenchère. Chaque élec-
tion fut un assaut de convoitises. Chez les
électeurs, comme chez l'élu, les calculs
personnels dominèrent. Les électeurs
avaient beau s'appeler les sept flambeaux
mystiques du Saint-Empire, se comparer
aux sept lampes de l'apocalypse : ils se ser^
vaient de leur droit de sufl'rage pour
imposer leurs conditions aux candidats,
obtenir des avantages matériels, lorsqu'ils
ne monnayaient pas leur bulletin de vote.
Quant à l'élu, obligé de se comporter
48 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
comme un candidat vulgaire avant l'élec-
tion, c'est-à-dire obligé de promettre et de
donner, il ne songeait, une fois le mandat
obtenu, qu'à se dédommager de ses sacri-
fices et à rentrer dans ses frais. L'Empe-
reur, cette « moitié de Dieu », agissait
exactement comme un de nos députés de
sous-préfecture. L'historien anglais James
Bryce, qui a étudié de près les institutions
et les mœurs politiques du Saint-Empire,
a décrit en termes énergiques les consé-
quences du système de l'élection appliqué
à la majestueuse souveraineté de ceux qui
se prétendaient les suzerains de l'Europe
chrétienne : « Les électeurs, dit Bryce,
obligeaient le nouvel élu à prendre l'enga-
gement de respecter toutes les immunités
dont ils jouissaient, y compris celles qu'ils
venaient à l'instant même de lui extorquer
pour prix de leur vote ; ils le mettaient dans
l'impossibilité absolue de recouvrer des
terres ou des droits perdus ; ils s'enhar-
dirent enfin jusqu'à déposer leur chef con-
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 49
sacré, Wenceslas de Bohême. Ainsi gar-
rotté, l'Empereur ne cherchait qu'à tirer le
plus grand profit possible de son court pas-
sage au pouvoir, usant de sa situation pour
agrandir sa famille et s'enrichir par la
vente des terres et des privilèges de la cou-
ronne. » Quel jugement plus sévère porter
sur un système politique ? Dans une de
ces scènes touffues, au premier abord si
obscures, de son second Faust^ et qui sont
comme de brefs tableaux allégoriques de
l'histoire des hommes, Gœthea représenté
avec ironie l'Empereur et les grands, sous
le couvert d'un noble langage, calculant,
chacun pour son compte et de son côté, ce
que leur rapportera l'opération du vote.
James Bryce montre autre chose encore :
c'est que la monarchie élective, « combi-
naison qui a séduit et qui séduira toujours
une certaine catégorie de théoriciens poli-
tiques w, n'avait pas même apporté à l'Alle-
magne les bienfaits que l'on croit devoir
attendre de la désignation du chef à la majo-
4
50 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
rite des voix. Celui qui était choisi n'était
ni le plus capable ni le plus digne : en fait,
la couronne impériale fut détenue par un
petit nombre de familles qui s'efforçaient de
ne pas la laisser échapper. L'habileté, l'in-
trigue, les combinaisons, la « politique »,
dans le sens le plus décrié du mot, se subs-
tituaient au mérite, qui n'était pris en con-
sidération d'aucune manière. C'est ainsi
qu'après quelques succès suivis d'échecs,
la maison de Habsbourg, à partir de 1438,
et sauf une courte interruption de cinq ans
au xviii^ siècle, parvint à garder le mandat
impérial, à combiner l'hérédité avec l'élec-
tion. Nous avons vu de la même manière,
dans notre démocratie républicaine, des
sièges de députés se transmettre de père
en fils. Mais les convoitises, les calculs,
les intérêts de l'élu étaient trop apparents,
ses concessions à l'électeur trop nom-
breuses et trop criantes. 11 en résulta que
le mandat impérial souffrit du même dis-
crédit qui, de nos jours, en France, a fini
LES CAPÉTIENS ET l' ANARCHIE ALLEMANDE 51
par atteindre le mandat législatif. L'Em-
pereur, cette « moitié de Dieu », fut
frappé d'une diminution de même nature
que celle à laquelle nos parlementaires
n'ont pas échappé. La faiblesse et l'anar-
chie sans cesse aggravées dans lesquelles
tombait l'Empire n'étaient d'ailleurs pas
faites pour valoir aux Empereurs la grati-
tude ni l'admiration des peuples.
La monarchie élective, la présidence à
vie, qui ont fait tour à tour le malheur de la
Bohême, de la Hongrie, de la Pologne,
n'ont pas mieux réussi à l'Allemagne. Elles
l'ont terriblement affaiblie, sans lui apporter
cet équilibre entre l'autorité et la liberté
qui a fait recommander quelquefois ce sys-
tème et lui a valu des partisans. « L'in-
fluence de la couronne, dit encore James
Bryce, ne fut pas tempérée mais détruite.
Chaque candidat fut forcé à son tour d'ache-
ter son titre par le sacrifice de droits que
possédaient ses prédécesseurs et dut re-
courir encore, un peu plus tard dans son
52 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
règne, à cette politique ignominieuse pour
assurer l'élection de son fils. Sentant, en
même temps, que sa famille ne pouvait
s'asseoir solidement sur le trône, il en usait
comme un propriétaire viager fait de ses
terres, cherchant uniquement à en tirer le
plus large profit actuel. Les électeurs, ayant
conscience de la force de leur position, s'en
prévalurent et en abusèrent... » Abus tout
naturel : l'homme a peu de tendance à res-
pecter l'autorité qu'il a nommée et qu'il a
faite. C'est pourquoi /Ënëas Sylvius pou-
vait dire avec ironie aux Allemands : « Vous
avez beau appeler l'Empereur votre roi et
votre maître, il ne règne qu'à titre précaire.
11 n'a aucune autorité. Vous ne lui obéissez
qu'autant que vous le voulez bien, et vous
le voulez extrêmement peu. »
Le plus grand mal datait du jour où un
Empereur animé de louables intentions
avait cru tirer l'Allemagne du désordre en
lui apportant une Constitution. Car l'esprit
constitutionnel, lui non plus, ne date pas
LES CAPÉTIENS ET l'aNARCHIE ALLEMANDE 53
duxix^ siècle. Charles IV, en 1356, s'ima-
gina de bonne foi qu'en donnant à l'Empire
une Charte, un papier bien en règle, il lui
assurerait la tranquillité et la puissance. 11
avait voulu mettre fin à de vieilles contes-
tations en stipulant une fois pour toutes le
nombre et les pouvoirs des électeurs, le
lieu et le cérémonial de l'élection. En réa-
lité, il fixait l'Empire dans le désordre, il
rendait impossible l'institution d'une mo-
narchie indépendante et forte. Maximilien
qui, cent cinquante ans plus tard, essaya
de réagir, de tirer l'Allemagne du gâchis,
de lui rendre l'unité et la puissance, devait
échouer sur la BuUed'Or.a Jamais, disait-il,
peste plus pestilentielle que ce Charles IV
n'a sévi sur la Germanie. » Et, de nos jours,
un historien anglais, et comme tel fort
attaché aux principes constitutionnels, a
pu écrire de Charles IV : « Il légalisa l'anar-
chie et appela cela faire une Constitution ^ »
1. « Les sept princes électeurs acquirent, avec l'extension
de leurs privilèges, une prédominance marquée et dange-
54 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
11 est un cas historique, illustré cent
fois par le roman et par le théâtre, et qui
montre les mœurs politiques du Saint-Em-
pire toutes pareilles aux mœurs électo-
rales de tous les pays et de tous les temps.
C'est l'élection fameuse où Charles Quint
eut pour rival François 1'". Tous deux rois
de droit divin, l'un en France, l'autre en
Espagne, ces preux, ces fleurs de cheva-
lerie ne luttèrent pas pour la couronne impé-
riale par d'autres moyens qu'un vétérinaire
et un avocat concurrents au même siège
dans une de nos circonscriptions rurales.
Le roi de France se présentait en ces termes
et faisait cette déclaration de candidature
reuse en Allemagne... Ils étaient autorisés à exercer des
droits régaliens absolus dans leurs Etats ; leur consentement
était indispensable à tout acte public de quelque impor-
tance... Ils eurent bientôt leur large part de cette vénéra-
tion populaire qui entourait l'Empereur aussi bien que de ce
pouvoir effectif qui lui manquait (Bryce). » Nous avons éga-
lement assisté, dans la France contemporaine, à l'abaisse-
ment du pouvoir exécutif, tandis que l'autorité véritable
passait à l'élément électoral.
LES CAPÉTIENS ET l'ANARCHIE ALLEMANDE 55
dans un manifeste rédigé par le cardinal Du-
prat : «... Le Roi est largement comblé des
biens de l'esprit, du corps et de la fortune,
en pleine jeunesse, en pleine vigueur, géné-
reux et par suite cher aux soldats, capable
de supporter les veilles, le froid, la faim...
Quant au roi catholique, fault considérer
son jeune âge et que ses royaumes sont
lointains de l'Empire, en sorte que ne lui
viendrait à main d'avoir le soing et cure
de l'un et des autres... Et avec ce, les
mœurs et façons de vivre d'Espaignols
ne sont conformes, ains totalement con-
traires à celles d'Allemands. Au contraire
la nation française, quasi en tout, se con-
forme en celle d'Allemagne, aussi en est-
elle issue et venue, c'est assavoir de Si-
cambres, comme les historiographes an-
ciens récitent... »
A quoi le Habsbourg répondait que « s'il
n'était de la vraie race et origine de la
nation germanique » il n'aspirerait pas à
l'Empire. Il promettait que, s'il était élu,
56 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
la liberté germanique « tant en spirituel
que temporel ne serait seulement conser-
vée mais augmentée » . Au lieu que « si le roi
de France était empereur, il voudrait tenir
les Allemands en telle subjection comme il
faisait les Français et les tailler à son plai-
sir » . Chose curieuse, de voir l'absolutisme,
l'a ancien régime » servir d'argument à
Charles-Quint contre François l^% comme
à un candidat radical contre un candidat
réactionnaire. Pour ajouter à la ressem-
blance, il y eut un désistement, celui de
Frédéric de Saxe, dont les voix passèrent
à Charles. Son élection ne lui en avait pas
moins coûté cher : un million de ducats,
pour lesquels il dut s'endetter. Et dans son
drame d'Ilernani^ Victor Hugo, qui eut
quelquefois de ces intuitions de l'histoire,
a fait du roi d'Espagne le type du candidat
éternel lorsqu'il a mis dans sa bouche les
vers fameux : « Eti'c Empereur, ô rage,
ne pas l'être... » ou bien : « Il me manque
trois voix, Ricardo, tout me manque »,
LES CAPÉTIENS ET l'ANARCHIE ALLEMANDE 57
qui s'appliquent toujours avec le même
succès aux ambitieux en mal d'élection.
Il est aisé de comprendre qu'avec la Ré-
forme, les rivalités religieuses, la division
de l'Allemagne en deux camps (le luthérien
et le catholique), le coup de grâce ait été
porté à l'unité et à la puissance de l'Alle-
magne. Suivant son principe bien établi
(« tenir sous main les affaires d'Allemagne
en la plus grande difficulté qu'on pourra»,
disait alors Marillac, le négociateur de con-
fiance du roi Henri II), la monarchie fran-
çaise s'empressa de profiter de cette heu-
reuse conjoncture. Elle était au plus âpre
de sa lutte contre l'Empereur lorsqu'elle
trouva des alliés dans la personne des
princes protestants. D'eux-mêmes, ceux-ci
s'étaient tournés vers le roi de France,
avaient sollicité son appui contre l'Empe-
reur, qui voulait, disaient-ils, — car tel était
leur langage républicain, — « asservir à
jamais la nation allemande ». Une si belle
occasion ne fut pas perdue. Le traité de
58 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Chambord fut conclu sur le champ avec la
ligue luthérienne. Ce traité portait pour
titre, et ce titre était tout un programme,
vro germanise patrise libertale recupe-
randa^ pour la restauration de la liberté
germanique, liberté dont le roi de France
devint dès lors le protecteur officiel. Des
grands comme Maurice de Saxe, des villes
libres comme Strasbourg et Nuremberg
étaient partie au traité. Le roi de France
s'engageait à soutenir les confédérés contre
l'Empereur, à leur fournir des subsides.
Eux, en échange, lui abandonnaient Metz,
Toul et Verdun. Le traité signé, forte de
cette alliance, la ligue luthérienne impo-
sait quelques mois plus tard à l'Empereur
la transaction de Passau par laquelle
Charles-Quint s'engageait à ne pas recons-
tituer de « royaume d'Allemagne ».
C'est le modèle des opérations écono-
miques et à risques limités par lesquelles
la monarchie française parvint à conjurer
le péril allemand tout en poursuivant son
LES CAPÉTIENS ET l' ANARCHIE ALLEMANDE 59
œuvre d'extension du territoire national.
Il est très peu probable que, sans cette
alliance avec les luthériens allemands, la
France eût triomphé de la maison d'Au-
triche. L'Empire, affaibli et troublé à
l'intérieur, voyait en même temps ses
domaines rongés. La France se faisait,
s'achevait à proportion que se défaisait et
que se dissolvait l'Allemagne ou, comme
on disait alors, « les Allemagnes ». Fixer
et organiser l'anarchie allemande devait être
le chef-d'œuvre politique du xvii^ siècle
français, couronner les peines et les labeurs
de plusieurs générations et marquer l'apo-
gée de la France, dès lors sans crainte en
face de son dangereux voisin, impuissant et
désarmé.
CHAPITRE II
LES TRAITEES DE WESTPHALIE : l'aNARCHIE
ALLEMANDE ORGANISÉE ET LA SÉCURITÉ DE
LA FRANCE GARANTIE
On serait tenté quelquefois de croire que
l'histoire de notre pays n'a pas été écrite
par la même race d'hommes que ceux qui
l'ont faite. Nos rois, nos ministres, nos
grands diplomates, seraient bien surpris
s'ils pouvaient voir ce que leur œuvre et
leurs intentions sont devenus dans l'esprit
de la plupart de nos historiens, mieux doués
pour composer des romans, des poésies
lyriques ou soutenir des polémiques de
parti que pour autre chose. Ce n'est pas que
l'ancienne politique française ait manqué
de larges vues d'ensemble ni même d'ima-
62 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
gination, quoique certains écrivains l'aient
jugée trop « terrienne ». La défense du
sol, la protection et l'extension progres-
sive du territoire national formaient effec-
tivement le premier point du programme
de la monarchie. lia fallu de cruelles expé-
riences pour que notre pays appréciât mieux
une politique dont l'objet était de le mettre
à l'abri de ces invasions que nous venons,
depuis la Révolution, de subir pour la cin-
quième fois.
C'est à ce résultat que tendait la lutte
contre la maison d'Autriche, lutte qui a
rempli deux siècles de notre histoire et qui
devait s'achever par un triomphe complet.
Essentiellement, il s'agissait d'empêcher
les Habsbourg d'obtenir ce que les Hohen-
zollern ont acquis au xix® siècle, c'est-cV
direla domination del'Allemagne. Il s'agis-
sait d'empêcher que l'Allemagne fît son
unité commela France avait fait la sienne.
C'était une œuvre réaliste, inspirée par le
bon sens, dominée par la notion de Tinté-
LES TRAITÉS DE WESTPIIALIE 63
rêt national. En même temps, l'humanité
et la civilisation devaient y trouver leur
compte : à l'issue de la guerre de Trente Ans,
lorsque la force allemande fut brisée pour
de longues années, l'Europe connut une de
ses plus belles périodes. Après les épreuves
que le germanisme en liberté vient de faire
subir au monde européen, on admirera la
clairvoyance d'une politique qui consistait
à désarmer la barbarie germanique, à ro-
gner les griffes de la bête.
A cette politique, le peuple français s'est
associé le plus souvent de toute son âme.
Quelquefois, pourtant, il l'a entravée ou
retardée. Plus tard, il en a compromis les
résultats et il en a presque complètement
perdu l'intelligence.
C'est ainsi qu'on a travesti d'une façon
bien extraordinaire les projets que nourris-
sait Henri IV, et dont l'exécution était déjà
commencée lorsque le couteau d'un fana-
tique le mit à mort. On a prétendu de nos
jours que Henri IV préludait à la politique
64 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de la Révolution et des Napoléons, qu'il
voulait distribuer l'Europe selon le prin-
cipe des nationalités. Heureux quand on
n'a pas soutenu qu'il se lançait dans cette
grande entreprise, mûrie avec son ministre
Sully depuis huit ans, pour satisfaire une
passion amoureuse. La vérité est que le
Bourbon relevait le plan des Valois, aban-
donné pendant la période de guerre civile
et d'anarchie à laquelle son arrivée au pou-
voir avait mis fin. Henri IV se proposait ce
que Richelieu devait réaliser plus tard :
l'abaissement de la maison d'Autriche.
Mais sa disparition, la minorité de son (ils,
la fin de sa bienfaisante dictature introdui-
saient la France dans une nouvelle phase
républicaine. Encore une fois les divisions,
les intérêts particuliers reprenaient le des-
sus. Il faudra attendre que Louis XIII soit
un homme, qu'il soutienne un grand mi-
nistre de son autorité, pour que les factieux
soient châtiés, les partis réduits au silence
et que l'ascendant soit rendu à l'intérêt
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 65
national. Anarchie correspondant à des
périodes de décomposition et d'affaiblisse-
ment, dictature royale correspondant à des
périodes de restauration intérieure et d'ex-
pansion extérieure : on peut dire que ce
rythme règle toute notre histoire.
Les graves désordres qui marquèrent
la minorité de Louis Xlil devaient reten-
tir de la manière la plus curieuse sur les
affaires d'Allemagne.
En l'année 1620, alors que l'état de la
France était fort troublé, que les intrigues
faisaient rage, une vague de fond venue,
— comme il est arrivé si souvent dans notre
histoire, comme il est arrivé en 1914 encore,
— des confins de l'Europe centrale et de
l'Europe orientale, apportait la nécessité
de faire face au péril extérieur. Elle était
bien loin des lieux où s'agitaient tant de
partis, de convoitises et d'ambitions, où
nos protestants se disposaient à proclamer
leur « république des réformés », cette
Bohême qui tentait dereconquérir son indé-
5
66 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
pendance et se révoltait contre l'empereur.
Il fallut pourtant s'occuper d'elle. La po-
litique étrangère s'imposait à la France,
venait la saisir à un moment où les Fran-
çais étaient beaucoup plus portés à se
livrer à leurs disputes personnelles qu'à
regarder de l'autre côté des frontières.
L'affaire de la défenestration de Prague,
qui ouvrit la guerre de Trente Ans, res-
semble singulièrement à cet égard et par
les conséquences qu'elle a eues, à l'assassi-
nat de Serajevo.
Les nationalistes tchèques d'alors, dont
la tentative de libération se compliquait
d'un mouvement religieux, avaient mis à
leur tête l'Electeur Palatin et recevaient
l'aide des princes réformés de l'Empire.
Les affaires d'Allemagne se trouvaient en-
gagées de nouveau et dans les mêmes con-
ditions qu'au siècle précédent, au temps de
la lutte contre Charles-Quint. Soulevés
contre l'Empereur, les protestants alle-
mands firent appel à leur allié naturel et
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 67
traditionnel, le roi de France, protecteur
des libertés germaniques. Leduc de Bouil-
lon fut chargé de porter à Paris leur
demande. Mais bien des choses avaient
changé depuis la mort d'Henri IV. Dans
les grands désordres qui l'avaient suivie, les
principes directeurs de la politique fran-
çaise avaient été perdus de vue, un rappro-
chement, sanctionné par le mariage de
Louis XIII, s'était fait avec l'Autriche. L'em-
pereur Ferdinand ne manqua pas de saisir
une occasion si favorable. En même temps
que les protestants envoyaient leurs délé-
gués à la cour de France, il y dépêcha un
ambassadeur, Friedenbourg, chargé de
plaider que la cause du roi et la cause de
l'empereur étaient la même. Les arguments
que développait Friedenbourg étaient d'une
modernité singulière. Le porte-parole de
Ferdinand II représentait à Louis XIII et à
Luynes qu'avec la révolte de l'Electeur Pa-
latin il s'agissait d'une conjuration républi-
caine, que, de toutes les républiques, villes
68 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
libres, aristocraties et démocraties pro-
testantes, naissait un mouvement qui me-
naçait au même titre toutes les monarchies.
De Suisse, de Hollande, des cités hanséa-
tiques, il montrait la révolution gagnant
de proche en proche, ralliant même celles
des villes catholiques d'Allemagne oii ré-
gnait « le gouvernement de plusieurs ». Et,
très adroitement, Friedenbourg invitait le
roi de France à faire un retour sur ses
propres protestants, en état ou en velléité
d'insurrection perpétuelle, à la fois républi-
cains et séparatistes, si dangereux pour l'au-
torité du monarque et l'unité du royaume.
« Que prétendent-ils donc, eux aussi ?
s*écriait l'habile diplomate. N'ont-ils pas
ensemblement conspiré, fait des assem-
blées secrètes et collectes de deniers afin
d'ébranler s'ils pouvaient le royaume de
France et rendre la puissance des rois éner-
vée ? » Que Louis XIII intervînt en faveur
des protestants d'Allemagne, il encourage-
rait ses huguenots, il ne pourrait plus en
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 69
venir à bout. « Qui défend les rebelles, il
apprend à ses propres sujets à se révolter.
Qui prête l'oreille aux étrangers qui calom-
nient leur magistrat (leur gouvernement),
il ouvre la porte aux séditions intestines,
et si vous portez secours aux rebelles contre
leur roi, quand ils auront vaincu leur na-
turel seigneur, ils tourneront les vôtres
contre vous. » Friedenbourg soutenait avec
éloquence la thèse de la solidarité des
trônes, qui n'est pas moins décevante que
celle de la solidarité des puissances libé-
rales et des démocraties. Mais, en un sens,
ses arguments portaient juste. Le péril pro-
testant, au moment où il parlait, était grave
pour la France. A l'alimenter en soute-
nant la cause des réformés d'Allemagne,
on eût couru de grand risques. Riche-
lieu lui-même, une fois devenu le maître,
commencera par briser le protestantisme
comme puissance politique avant de pas-
ser à l'action extérieure et de reprendre la
politique française en Allemagne suivant
70 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
les principes éprouvés. L'œuvre euro-
péenne de Richelieu a dû être précédée
d'une période de dictature, d'assainisse-
ment, de rétablissement de l'ordre à l'in-
térieur.
Sans chercher les rapprochements his-
toriques, ils s'imposent sans cesse à nous,
et par la force des choses. La France n'a
pas cessé d'occuper la même situation géo-
graphique, d'être entourée des mêmes voi-
sins, de se trouver dans la même position
par rapport aux problèmes européens. Or,
dans les mêmes cas, les mêmes manœuvres
déterminent nécessairement les mêmes
conséquences. Si Louis XIII ne s'était pas
résolu, par le brillant plaidoyer deFrieden-
bourg,à prêter à l'Empereur le concours de
ses armes, il avait observé la neutralité,
comme Napoléon III en 1866. Comme alors
aussi le réveil fut pénible. On a souvent
parlé du coup de tonnerre de Sadowa : cette
image s'applique exactement à la bataille
de la Montagne-Blanche. Lorsque le roi de
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 71
B ohême eut été écrasé par les armées de Fer-
dinand, on comprit que l'empereur venait
de recevoir un surcroît de puissance redou-
table, que le péril de la maison d'Autriche
renaissait. Les ambassadeurs et ministres
du roi en Allemagne envoyèrent à Paris
des avis pressants. Ils représentaient qu'on
avait fait fausse route en restant neutre^ en
n'appuyant pas la Bohême et la ligue pro-
testante contre l'Empereur. Au nom de la
« raison d'Etat », au nom de l'intérêt de la
France, ils demandaient un changement de
politique. Ils expliquaient qu'il importait
de ne pas se laisser donner le change par
le plan de contre-réformation qu'affichait
l'empereur et que, sous prétexte de restau-
rer l'unité religieuse en Allemagne, Ferdi-
nand II voulait y établir l'unité politique.
Ce manifeste des ambassadeurs était un
cours complet de haute diplomatie : ce ne
sont pas les bons conseillers, les esprits
clairvoyants qui ont jamais manqué à notre
pays. Ce qui a manqué quelquefois, ce sont
72 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
les gouvernements capables de comprendre
leurs erreurs et de se remettre dans la
route droite. En 1866, Napoléon III eut
aussi à son service un bon diplomate qui
tenta de réparer la faute commise. Drouyn
de Lhuys ne fut pas écouté et le chef élu de
la démocratie impériale s'applaudit même
d'avoir gardé la neutralité. En 1620, l'erreur,
commise dans des conditions semblables,
si ce n'est qu'au lieu de partir de principes
faux, elle venait de l'intérêt mal entendu,
fut réparée sans retard. Cette aptitude à
profiter des leçons, à s'adapter aux événe-
ments, caractérise l'œuvre générale de la
monarchie capétienne, qui a été la création
de la France, le maintien et le développe-
ment des résultats acquis au cours de ce
grand voyage, fécond en surprises toujours
renouvelées, que forme l'histoire d'un peu-
ple tel que le nôtre.
C'est à l'impression laisséechez Louis XIII
par le « coup de tonnerre » de la Monta-
gne-Blanche que Richelieu dut son in-
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 73
fluence sur le roi. Il reçut l'autorité qui lui
était nécessaire pour mener à bien sa vaste
entreprise de politique européenne. Une
fois l'ordre rétabli en France, et par des
moyens rigoureux, dont l'échafaud ne fut
pas exclu, une fois l'État huguenot brisé,
Richelieu se tourna vers les affaires d'Al-
lemagne. La Rochelle, cette capitale de la
République protestante, étant prise, le car-
dinal put contracter alliance contre la mai-
son d'Autriche avec Gustave-Adolphe qui
venait d'apparaître sur la terre germanique
comme le champion de la Réforme.
La politique de Richelieu reproduit avec
une exactitude frappante les grands traits
de la politique capétienne des siècles pré-
cédents. Le cardinal, lui aussi, fit en sorte
de ne recourir aux armes qu'après avoir
épuisé les ressources de la diplomatie. Il
laissa les Danois d'abord, puis les Suédois se
battre et fatiguer l'Empereur avant de faire
couler le sang français. Ensuite il prépara
par la diplomatie le succès de l'interven-
74 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tion armée. A la Diète de Ratisbonne,oii le
travail de ses agents fit échec à l'Empereur,
son plan fut conforme à la devise formu-
lée sous Henri II, mais pratiquée bien avant
le règne de ce prince : « Tenir sous main les
affaires d'Allemagne en aussi grande diffi-
culté qu'il se pourra. »
A cette politique réglée sur celle du siè-
cle précédent, Richelieu ajoutait un élément
destiné à lui donner une ampleur nouvelle.
L'attitude que l'entreprise révolutionnaire
et séparatiste des huguenots de France
l'avait obligé de prendre vis-à-vis du pro-
testantisme imposait des tempéraments à
notre alliance avec les protestants d'Alle-
magne. Le problème à résoudre était com-
plexe. L'intérêt de la France était avec la
ligue évangélique allemande et Gustave-
Adolphe, héros de la Réforme, contre
l'Empereur. Mais il était impossible, vu la
position prise par les réformés en France,
de se livrer sans contre-partie au protes-
tantisme européen. C'est la pensée que le
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 75
confident et l'auxiliaire du cardinal, le cé-
lèbre Père Joseph, exprimait avec force
lorsque, parlant de l'alliance avec les pro-
testants allemands, il disait qu'il fallait « se
servir de ces choses comme d'un remède
dont le peu sert de contre-poison et dont
le trop tue ». Née d'une double nécessité,
créée par l'obligation d'accorder les inté-
rêts du dedans avec ceux du dehors, la
politique de Richelieu, loin d'être opprimée
par la difficulté, en reçut un surcroît de
vigueur. Tout en secourant la ligue protes-
tante en Allemagne, il conçut l'idée de dis-
socier la cause de l'Empereur et la cause
catholique. S'étant rendu compte que les
princes catholiques tenaient à leur indépen-
dance vis-à-vis de l'Empire ni plus ni moins
que les princes et les Etats protestants, il
mit tout son efîort à leur représenter que
la Contre-Réformation, dont se réclamait
Ferdinand III, n'était qu'un prétexte qui re-
couvrait une entreprise d'asservissement de
l'Allemagne aux Habsbourg. Richelieu, en
76 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
sa qualité de prince de l'Église, et son meil-
leur agent, le P. Joseph, en sa qualité de
capucin, pouvaient utilement tenir ce lan-
gage. Ils se servirent de la politique même
de Ferdinand III, de l'exploitation de l'idée
et du sentiment catholiques en Allemagne
par l'Empereur, pour transformer et pour
étendre le rôle du roi de France en tant
que « protecteur des libertés germaniques » .
Le Habsbourg jouant sa chance sur une
seule carte, Richelieu fit en sorte que la
France apparût au contraire comme la pa-
cificatrice désintéressée et le recours équi-
table de tout ce qui avait sujet de se plaindre.
En un mot, le Bourbon se présenta comme
arbitre où le Habsbourg était partie.
L'historien le plus pénétrant de cette
période, M. Gustave Fagniez, dans son livre
magistral sur le P. Joseph, a mis en évi-
dence le sens du relatif qui anime cette part
de la diplomatie de Richelieu. Ni l'homme
d'Etat ne voulut travailler aveuglément
pourla cause du protestantisme, ni l'homme
i
LES TRAITÉS DE VVESTPHALIE 77
d'Eglise ne voulut être dupe des beaux sem-
blants de la Contre-Réformation. « En réa-
lité, a dit M. Gustave Fagniez, il n'y eut
entre la France et le parti évangélique que
le lien qui résulte d'actions parallèles contre
un ennemi commun. Malgré la force réelle
que nos subsides et l'espoir de notre parti-
cipation aux hostilités ont apportée à la
coalition protestante, Richelieu s'est moins
appliqué à grouper et à encourager les
membres de cette coalition qu'à rompre le
faisceau des Etats catholiques qui, en Alle-
magne et en Italie, s'unissaient autour de
la maison d'Autriche, et à les attirer sous
le patronage et la protection de la France.
La prédilection, la sympathie, ce fut dans
ses relations avec le parti catholique ger-
manique et avec son chef (Maximilien de
Bavière) qu'il la mit, c'est là qu'il faut
chercher le ressort principal de sa poli-
tique. » Richelieu avait refusé de servir
les intérêts religieux du protestantisme,
repoussé toutes les propositions de s'asso-
78 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
cier à la Ligue protestante de La Haye. En
un mot, il avait maintenu son accord avec
les protestants allemands dans les limites
tracées par l'intérêt de la France. De même^
il fut inflexible quand on tenta de l'entraî-
ner dans une ligue catholique, de lui faire
abandonner les alliances particulières de
la France avec tel ou tel Etat réformé. Il
n'entra jamais dans l'idée que le conflit eu-
ropéen pût (( se réduire à la lutte de deux
re-ligions ». Son choix allait à un « tiers
parti » qui garderait l'indépendance de l' Eu-
rope centrale et constituerait, pour l'éta-
blissement d'une grande monarchie alle-
mande, un obstacle infranchissable. Au lieu
des Habsbourg catholiques, il se fût agi, en
ce siècle, des Hohenzollern protestants, que
la politique de Richelieu se fût appliquée
de la même manière et qu'elle eût coïncidé
sur tous les points.
Cette politique triompha lorsque le plus
important des princes catholiques alle-
mands, l'électeur de Bavière Maximilien,
LES TRAITÉS DE WESTPHALTE 79
fut entré dans les vues du cardinal. Dès lors
iln'y avait plus à craindre que ni l'Allemagne
ni le catholicisme européen fussent asser-
vis à la maison d'Autriche. Le Saint-Siège
lui-même adhérait au tiers parti. La for-
mule de l'équilibre européen, c'est-à-dire de
l'indépendance des États de l'Europe par
rapport à l'Empire germanique, était trou-
vée. De cette indépendance des peuples, à
laquelle elle avait si efficacement travaillé,
la France se trouvait naturellement deve-
nir la garante. Mais on voit à quel point le
rôle du roi de France comme « protecteur
des libertés germaniques » avait grandi.
D'allié, de complice des séditieux, il deve-
nait le gendarme impartial, l'ami et le pro-
tecteur du faible. Catholiques ou protes-
tants, sa justice s'étendait à tous. Mais
surtoutles populationscatholiques, les plus
voisines de notre pays, les plus latinisées
aussi, les plus assimilables par conséquent,
passaient dans notre amitié, on peut même
dire sous notre protectorat : ces bonnes rela-
80 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tions devaient durer jusqu'à 1870. La Ligue
du Rhin, que le cardinal de Mazarin noua
un peu plus tard, faisait de l'Allemagne rhé-
nane et de l'Allemagne du sud une sorte de
marche du royaume. C'étaient des alliés
qui formeraient un rempart contre la ruée
toujours possible des tribus germaniques,
plus lointaines et plus barbares, et qui, en
même temps, se laisseraient pacifiquement
pénétrer par nos idées et par nos mœurs.
L'extension de notre frontière jusqu'au
Rhin s'accomplirait dès lors sans heurts et
sans risques. Toutétait bénéfice dans l'opé-
ration...
*
Il a fallu trente ans de guerres au
xvii^ siècle pour ruiner la puissance impé-
riale, c'est-à-dire pour battre l'Allemagne.
Il est vrai qu'elle fut si complètement bat-
tue, que les vainqueurs purent en disposer
à leur gré. Et elle fut moins longue à se
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 81
remettre de ses ruines matérielles qu'à sor-
tir de l'impuissance politique dans laquelle
elle fut fixée.
Richelieu était mort avant d'avoir vu le
couronnement de son œuvre. Mais les prin-
cipes de sa politique étaient si bien établis,
sur des bases si solides et avec une telle
clarté que sa disparition ne changea rien
aux affaires en cours. Un ambassadeur de
la République de Venise, endroit où l'on
s'entendait à la diplomatie, écrivait à son
gouvernement après la mort du grand car-
dinal : « On peut dire qu'ayant bouleversé
l'Empire, troublé l'Angleterre, affaibli
l'Espagne, Richelieu a été l'instrument
choisi par la Providence pour diriger les
grands événements de l'Europe. » Ce bou-
leversement de l'Empire, qui était le résul-
tat auquel tendait la politique française
depuis de longues années, fut obtenu par
les célèbres traités de Westphalie. Il ne fut
pas nécessaire d'innover, pas même de se
livrer à de grands efforts d'imagination.
83 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
La paix française, que l'Allemagne reçut
sans déplaisir, — ce qui était le comble de
l'art, — reposait sur des données expéri-
mentales, et n'était que le développement
de principes politiques dont la bienfai-
sance avait été reconnue.
Les traités de Westphalie, modèle de
toute paix sérieuse et durable avec les pays
germaniques, comprenaient quatre élé-
ments, essentiels, harmonieusement com-
binés à l'effet d'interdire à l'Allemagne de
redevenir un grand Etat dangereux pour
la France et pour l'Europe. C'étaient : le
morcellement territorial et politique ; l'élec-
tion ; le régime parlementaire; et la garan-
tie des vainqueurs pour maintenir le sys-
tème et le faire respecter.
Le morcellement territorial, utilisation
du particularisme germanique, fut poussé
aux extrêmes limites. Où était-il, l'Empe-
reur qui avait prétendu diviser l'Allemagne
en dix cercles, avec un gouverneur dans cha-
cun ! 11 y eut désormais deux mille enclaves,
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 83
(principautés, républiques, évêchés, mar-
graviats ou simples commanderies), parmi
lesquelles plus de deux cents formaient des
Etats souverains disposant des droits réga-
liens et capables, surtout, de contracter des
alliances à leur gré. L'Allemagne était ha-
chée en menus morceaux, disloquée, décom-
posée. Elle ne présentait plus que Timage
d'une « mosaïque disjointe » , comme devait
dire de nos jours un des chanceliers de
l'Empire uni, le prince de Bûlow. A côté
de quelques rares électorats d'assez bonne
taille, c'était une poussière de principautés
et de villes libres, c'était Monaco, Liech-
tenstein , Saint-Marin et la République d 'An-
dorre multipliés à des centaines d'exem-
plaires. L'Allemagne, à ce point de division
et de dispersion, fut appelée la « croix des
géographes ». Les géographes eux-mêmes
s'y perdaient et n'avaient pas ass^z de cou-
leurs pour distinguer tous ces territoires
enchevêtrés les uns dans les autres.
Si l'on se penche sur cette carte com-
84 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
plexe, on découvre d'ailleurs que ce dé-
sordre, où rien n'avait été abandonné au
hasard, était un effet de la prévoyance et
de l'art politiques... En face des domaines
héréditaires de la maison d'Autriche, trois
électorats de force moyenne, Bavière, Saxe
et Brandebourg, montent la garde. Du côté
de la France, au contraire, la route est
libre. Sur le Rhin, pas un seul État vigou-
reux ni étendu. En outre, on a fait en sorte
qu'aucune des nombreuses petites dynas-
ties allemandes n'ait plus d'influence que la
voisine : il faudra des circonstances extra-
ordinaires pour que la Prusse rompe les
mailles de ce filet. Dans chaque lignée prin-
cière, le traité entretient les rivalités et ali-
mente les jalousies. Il y a des Hohenzollern,
des Wittelsbach, des Wettin, des Guel-
fes, etc.. qui régnent et qui se surveillent
de tous les côtés. Le calcul était si bon que
deux branches de Brunsw^ick, brouillées
depuis cette époque, ne se sont réconciliées
que de nos jours.
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 85
La « croix » dont parlaient alors les géo-
graphes fut lourde à porter, surtout pour
les Empereurs contre qui, selon une forte
et heureuse expression de Mignet, l'Em-
pire fut désormais constitué, et qui durent
renoncer à l'espérance d'en faire marcher
ensemble les membres épars. Dans cette
Allemagne décomposée, chacun posséda
son indépendance, put agir à sa tête sans
être obligé à rien pour le bien général.
Quand La Fontaine disait : « Tout petit
prince a ses ambassadeurs », il faisait allu-
sion à ces principicules germaniques libres
de s'allier avec toute puissance de leur
choix. Nous avons vu, dans la guerre
de 1914, la principauté de Liechtenstein
déclarer sa neutralité et refuser d'envoyer
à l'Autriche son contingent militaire. Deux
cents Liechtenstein de toutes les dimen-
sions jouissaient de la même liberté dans
l'Allemagne hachée par les auteurs des
traités de Westphalie. Sur le particula-
risme allemand, sur l'intérêt personnel, les
86 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
rivalités, l'amour-propre des princes et des
tribus germaniques, ils avaient fondé un
système inextricable. L'Allemagne comme
nation en parut étouffée pour toujours.
Ce n'était pas l'Empereur qui eût été
capable de réveiller le sentiment national.
Son prestige sortait des congrès de Munster
et d'Osnabruck plus atteint que jamais. La
maison d'Autriche n'avait pas dompté les
protestants, elle avait perdu son influence
sur les catholiques, elle restait soumise à
l'élection avec des électeurs grandis. Et si
elle parvint à garder le titre impérial jus-
qu'à la chute du Saint-Empire, ce fut au
prix de concessions et d'abandons de pou-
voir toujours plus graves à chaque scrutin.
L'élection de Léopold P"", la première qui
eut lieu après la conclusion des traités,
fut un véritable scandale. La France y
mtervint au grand jour et les envoyés du
roi à Francfort, Grammont et Hugues de
Lionne, au vu et au su de tous achetèrent
les électeurs qui, d'ailleurs, ne sentirent pas
LES TRAITÉS DE WESTPIIALIE 87
faute de mettre leur voix à l'enchère : nous
dirions dans le langage d'aujourd'hui qu'ils
se comportèrent en « chéquards » sans ver-
gogne et insatiables. Mazarin se plaignait
douloureusement de leurs exigences: « En-
core qu'il soit avantageux, disait-il, de lais-
ser croire au monde qu'il y a toujours grande
abondance d'argent en France, parce que
cette croyance est ce qui peut le plus porter
les esprits à désirer l'amitié de Sa Majesté
dans un siècle intéressé, néanmoins il y a
d'assez bonnes raisons pour persuader un
chacun, sans discréditer Sa Majesté, de
régler et modérer ses prétentions dans la
conjoncture présente. » Par ces moyens, le
roi de France était plus puissant dans l'Em-
pire que l'Empereur lui-même. Grammont
et Lionne obtinrent ainsi de Léopold I*"* une
capitulation par laquelle il s'engageait,
entre autres choses, à se désintéresser des
Pays-Bas et de la Franche-Comté, à se
séparer de l'Espagne, etc.. L'élection per-
mettait à la politique française de manœu-
88 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
vrer l'Empire dans le sens de nos intérêts.
Élus à Francfort, résidant à Vienne, les
malheureux Empereurs avaient encore af-
faire à un Parlement qui siégeait à Ratis-
bonne et avec lequel ils partageaient les
restes d'une autorité délabrée et précaire.
L'institution de la Diète d'Empire, dont
descend en droite ligne le Reichstag actuel,
n'était pas nouvelle. La Diète remontait
aux origines de la Germanie: un article du
traité d'Osnabrûck n'eut qu'à en étendre les
attributions. Supposons qu'après la guerre
de 1914-19151esalliés vainqueurs décident,
par exemple, que le Reichstag aura le droit
de renverser les ministères et que chacun
des États représentés au Conseil fédéral
votera par tête au lieu que la majorité des
voix appartienne à la Prusse : voilà com-
ment, au xvii^ siècle, la France se mêla de
donner à l'Allemagne une constitution libé-
rale, destinée à entretenir l'anarchie.
11 est étonnant que l'on ait pu faire dater
du xYuf siècle le régime parlementaire
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 89
lorsque l'on voit la dextérité, expression
d'une connaissance directe de la vie des
assemblées, avec laquelle notre diplomatie
disposa les rouages de la Diète en vue de
rendre tout gouvernement sérieux impos-
sible en Allemagne. La composition de
cette Chambre fut savamment compliquée.
Électeurs, princes et villes formant chacun
un Collège, on comptait, et avec raison, sur
les intérêts et les sentiments de ces trois
groupes, généralement unis contre l'auto-
rité impériale, mais divergeant sur le reste,
pour les faire disputer entre eux. La
Diète reproduisait toutes les divisions ter-
ritoriales, politiques, religieuses de l'Alle-
magne et les échauffait en vase clos. Les
villes surtout devaient y représenter l'élé-
ment démocratique, et Mazarin observait
avec satisfaction : « Hambourg entre autres
a déclaré qu'elle respirait encore l'air de
l'ancienne liberté d'Allemagne. » Un beau
règlement, très minutieux, sur l'ordre des
discussions et la manière de procéder au
90 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
vote, rendait, sous prétexte de protéger les
droits de chacun, la marche des affaires
d'une lenteur infinie, parfois toute décision
impossible. En outre, le programme des at-
tributions de la Diète lui proposait la solu-
tion des problèmesles plus difficiles, les plus
irritants, dont chacun devait provoquer des
conflits et des disputes, particulièrement en
matière de finances et d'impôts. Selon le
calcul de ses inspirateurs français, la Diète
germanique fut le conservatoire de l'anar-
chie allemande. « Qu'y fait-on, sinon contre-
dire et chicaner à la façon des maîtres
d'école ? » s'écriait Leibnitz. Et un autre
écrivain politique allemand de la même
époque disait, avec ironie, du parlement de
Ratisbonne : « Il serait curieux de savoir
ce qu'un si grand nombre de députés a
fait depuis tant d'années à la Diète, et à
quoi ont servi tant de grands repas et tant
de vin d'Espagne qu'on boit le matin, et
tant de vin du Rhin qu'on boit le soir. La
vérité est qu'ils travaillent à une matière
LES TRAITÉS DE WESTPIIALIE 91
inextricable, et qu'après s'être longtemps
évertués pour rien, ils peuvent jurer qu'ils
n'ont pas été sans rien faire. » D'autres
Allemands, — ils étaient très rares, — chez
qui survivait une flamme de patriotisme,
une certaine notion de l'intérêt national,
déploraient ce funeste régime parlemen-
taire qui, selon le mot de l'un d'eux, plon-
geait l'Allemagne dans « une nuit éter-
nelle ». En effet, comme un historien l'a
écrit, l'étranger s'empressa tout de suite
« d'exploiter, avec la connivence des inté-
ressés, les vices de l'institution ».
Le roi de France s'était réservé le droit,
— exorbitant à bien y penser, — d'être
représenté à la Diète d'Empire par un plé-
nipotentiaire dont la vraie mission était de
surveiller les travaux de l'Assemblée, d'y
nouer des intelligences, d'en faire tourner
les discussions au profit de l'État français.
Le recueil des instructions diplomatiques
données sous l'ancien régime à nos mi-
nistres auprès de la Diète germanique est
92 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
d'une grande clarté sur ce point : il s'agit
d'employer le régime parlementaire alle-
mand dans l'intérêt de la France. C'est un
système sur lequel notre diplomatie n'a eu
ni un scrupule ni un doute. En 1698, par
exemple, on appréhende à Paris que la Diète
n'accorde un accroissement de forces mili-
taires à l'Empereur. M. Rousseau de Cha-
moy, partant pour Ratisbonne, reçoit ces
instructions :
« Les délibérations de la diète de Ratisbonne
sur les affaires les plus importantes sont ordi-
nairement traversées par tant d'incidents de peu
de conséquence qu^il sera de l'habileté du sieur
de Ghamoy de profiter de ces différents inci-
dents pour éloigner autant qu'il sera possible
les délibérations sur le point de l'armement,
sans qu'il paraisse qu'il en craigne la résolution.
Il doit éviter dans cette même vue d'en parler
le premier ; mais lorsque l'occasion se présen-
tera d'agiter naturellement avec les députés des
princes de l'Empire ce qui peut convenir à leurs
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 93
maîtres après la paix, il pourra, sous prétexte
d'examiner pour leur propre bien l'utilité ou les
inconvénients de cet armement, leur faire voir
qu'ils n'ont présentement rien à craindre de la
part de Sa Majesté...
« Mais il doit se servir de ces raisons sans
affectation; et comme Sa Majesté ne doute pas
qu'il n'observe avec beaucoup d'attention les
différents mouvements de la Diète, il trouvera
des conjonctures heureuses pour éloigner, par
le seul embarras des affaires qui naîtront, toutes
les propositions qui pourraient être contraires
au maintien de la paix. »
Nos arrière-neveux connaîtront peut-
être des instructions fort semblables don-
nées par Guillaume II à ses ambassadeurs
à Paris pour faire rejeter par notre Par-
lement des crédits militaires. S'acqué-
rir des partisans à la Diète de Ratisbonne
devint tout de suite l'babitude de la diplo-
matie française, une tradition fidèlement
transmise par les « académiciens du cabi-
net ». En 1726, Ghavigny emportait ces
94 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
recommandations spirituellement discrètes
en se rendant à Ratisbonne :
« Il entrera parfaitement dans les vues de Sa
Majesté, s'il sait s'acquérir de telle sorte la con-
fiance de quelques-uns des principaux ministres
de cette Assemblée qu^il puisse être instruit par
eux de tout ce qui s'y passera et profiter des
ouvertures et des moyens qu'il trouvera d'avan-
cer, retarder ou empêcher par des représenta-
tions qu'il saura faire à propos, les différentes
résolutions suivant qu'elles pourront être con-
formes ou contraires aux intentions de Sa Ma-
jesté. Bien entendu qu'il évitera de paraître
jamais l'auteur de ses sortes de mouvements;
car il suffirait que l'origine en fût connue pour
que les effets contraires eussent lieu. »
Il ne faut pas que le plénipotentiaire du
roi de France puisse être accusé de ne
s'occuper, à Ratisbonne, « qu'à fomenter
la division qui se fait déjà remarquer dans
l'Empire. » En réalité, il ne se rend pas à
son poste pour autre chose. 11 va exploiter
d
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 95
l'anarchie germanique et veiller à ce que
le système établi par la paix de Westphalie
ne soit pas altéré. Par une suprême pré-
caution qui couronne l'édifice, le roi de
France s'est réservé, en effet, la garantie
des traités de 1648. Cette Charte de l'Alle-
magne, qui est en même temps la Charte
de l'Europe, est déclarée par lui inviolable.
Quiconque y touche aura affaire à sa
justice. Partagée d'abord avec la Suède
(qui a joué au xv!!*" siècle le rôle dévolu de
nos jours à la Russie), la garantie des trai-
tés de Westphalie ne tarda pas à apparte-
nir à la France seule. Sur ce point, la
monarchie n'eut pas une heure de relâ-
chement. Ayant réussi à diviser et à désar-
mer l'Allemagne, elle n'entendait pas lais-
ser renaître l'ancien état de choses, ni que
le résultat des efforts accomplis par la
nation française fût remis en question. En
1788, à la veille de la Révolution, en pré-
sence des envahissements de la Prusse en
Allemagne^ le gouvernement de Louis XVI
96 HISTOIRE DE DEUX|PEUPLES
se réclamait encore des droits et des de-
voirs de la France, garante de la liberté
germanique.
Le chef-d'œuvre de la paix de Westpha-
lie, ce fut peut-être que les Allemands s'en
montrèrent les premiers satisfaits, tant elle
répondait à leurs goûts et à leur nature.
En vain l'empereur Ferdinand III, par la
plume de ses écrivains, qui jouaient alors
le rôle des journalistes officieux de nos
jours, avertissait-il ses peuples que le roi
de France, sous prétexte de travailler pour
leurs droits avait travaillé pour lui-même,
que le Bourbon se proposait de prendre en
tutelle les AUemagnes divisées et réduites
à l'impuissance. Est-ce que l'Empereur se
mêlait des affaires de France, encourageait
les Frondes ou protégeait les Parlements ?
Et il montrait que, sous prétexte de liberté
germanique, les rois de France arrachaient
l'un après l'autre des pans du Saint-Em-
pire, les évêchés hier, l'Alsace aujourd'hui,
la Lorraine ou autre chose demain... Les
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 97
Allemands furent insensibles à ce langage.
Ils se plurent dans leur anarchie. Bien
mieux, ils en tirèrent vanité. Cette Constitu-
tion que l'étranger leur avait donnée, que la
politique française avait mûrie, ils lui dé-
couvrirent un caractère « national». Leurs
juristes en firent de longs commentaires et
ils ne manquèrent pas d'en trouver les origi-
nes dans le droit des vieux Germains. Ils s'é-
puisaient en doctes définitions, au bout des
squelles il leur arrivait, comme à Pufendorf
au xvii^ siècle, de conclure ainsi : « Il ne
reste plus autre chose à dire, si ce n'est
que l'Allemagne est un corps irrégulier, et
qui a l'air d'un monstre (monstro simile)
au regard de la science politique... D'un
royaume régulier, elle a dégénéré en une
forme de gouvernement si mal combinée,
qu'elle n'est plus désormais une monar-
chie, même limitée, bien que les signes
extérieurs en offrent l'apparence, ni préci-
sément un corps ou système de plusieurs
Etats confédérés, mais plutôt quelque
98 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
chose de flottant entre ces deux régimes. »
C'est ce que Voltaire, avec sa vivacité, ré-
sume en deux lignes : « Le nom de Saint-
Empire subsistait toujours. Il était diffi-
cile de définir ce quec'était que l'Allemagne
etce que c'était que cet Empire. » La défi-
nition, pourtant, avait-été donnée dès le pre-
mier jour, quand Oxenstiern avait parlé
d'une confusio diviniliis conservala^ d'une
anarchie, pourrait-on traduire, conservée
de main de maître. Et cette main était celle
de l'étranger. Chose admirable : les Alle-
mands ne s'en sont pas aperçus au moment
même, ils n'ont pas vu pourquoi la France
montrait tant de sollicitude pour leur li-
berté, et ils n'ont compris la vérité que de
nos jours.
Bienfaisant pour la France, de qui il
semblait écarter à jamais le péril germa-
nique et qu'il a, en fait, jusqu'à 1792, mise
à l'abri des invasions, le traité de Wespha-
I
LES TRAITÉS DE WESTPIIALIE 99
lie ne se réduisait pas à la conception de
l'intérêt immédiat, et, si l'on peut dire, de
l'intérêt brut de notre pays. Ce qui rendait
particulièrement solide cette audacieuse
construction politique, c'est qu'elle partait
d'un principe général auquel l'Europe fut
dès lors intéressée. Qu'il est étrange d'en-
tendre en ce moment les héritiers spiri-
tuels des révolutionnaires qui ont détruit
l'œuvre diplomatique de la monarchie se
plaindre des ambitions du nouvel Empire
germanique et réclamer un régime interna-
tional oi^i l'indépendance des moyens et pe-
tits Etats soit respectée ! Dans leur impa-
tience de rétablir ce que la Révolution a
détruit, il y a l'aveu d'un long siècle d'er-
reurs.
Toutes les mesures que l'imagination de
nos publicistes, par les moyens souvent
les plus chimériques ou les plus inefficaces,
rêve de prendre pour protéger le monde
contre le fléau allemand, elles avaient été
obtenues par le traité de Westphalie. Plura-
100 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lité des Étais : c'est le principe de l'équi-
libre qui exclut la monarchie universelle.
Indépendance des États : point d'abus de
la force possibles contre les faibles. Droit
d'intervention contre les malfaiteurs pu-
blics qui violent ou se disposent à violer
les règles du droit public européen : la
France, armée de ce droit, pouvait remplir
l'office de gendarme préventif, pour la sé-
curité générale. Et elle le pouvait sans
peine et sans danger, car elle était la pre-
mière intéressée au maintien d'un état de
choses où elle était aussi la première en ri-
chesse et en puissance. Ainsi la politique
française avait réussi, au milieu du xvif siè-
cle, à rendre l'Europe à peu près habitable,
à la soustraire au Fauslrechl^ au barbare
droit du poing, à la conception apportée
mille ans plus tôt par les invasions germa-
niques. Depuis la paix romaine, depuis
l'échec de la République chrétienne, le
monde civilisé pouvait pour la première fois
respirer et vivre tranquille. Grâce au sys-
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 101
tème européen fondé par le traité de West-
phalie sur l'impuissance de l'Allemagne,
l'ancien monde a connu cent cinquante
ans de repos. Repos relatif sans doute, mais
qui apparaît comme un âge d'or quand on
le compare à la période qui a suivi et
qui a été celle de la guerre des nations
et des grands massacres de peuples. Tous
les désirs, que la guerre de 1914-1915 a
rendus plus ardents, de voir l'Europe pro-
tégée contre l'Allemagne, tendent à la res-
tauration du traité de Westphalie, que la
monarchie française déclarait « inviolable »
et dont Proudhon a pu dire, par un rac-
courci d'une admirable puissance, qu'il
« existe à jamais » pour la société euro-
péenne, parce qu'il donne satisfaction à
ses besoins essentiels, de même que les lois
existent à jamais pour toutes les sociétés
humaines qui ne sauraient vivre sans le
respect des contrats et la protection des
faibles contre le droit du plus fort.
Proudhon qui, àlravers ses nuages, a eu
102 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
souvent une si vive intelligence des réalités,
a bien montré (dans sa brochure Si les
traités de i8i5 ont cessé d'exister) le carac-
tère des traités de 1648, le meilleur arran-
gement qu'on ait jamais su trouver pour
l'Europe, le plus sûr correctif aux abus de
la force. Abstraction faite d'une certaine
métaphysique, dont son esprit n'a jamais
pu se défaire, le jugement de Proudhon
est d'un grand prix à l'heure où il s'agit
de nouveau de rechercher pour les peuples,
avec le moyen de garantir leurs libertés et
leur existence, le principe régulateur de
leurs relations.
« Le traité de Westphalie, écrit Proudhon, a
reconnu, contrairement aux idées qui, depuis un
temps immémorial avaient cours dans le monde,
non pas que le droit de la guerre jusqu'alors
observé fût une chimère, un préjugé de la bar-
barie : personne n'y eût ajouté foi. Il a déclaré
seulement ceci que Fhypothèse d'une monarchie
universelle, conséquence extrême du droit de la
guerre, admise par les anciens peuples... était
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 103
chimérique ; qu'ainsi, quelles que fussent les
guerres qui pourraient à Tavenir désoler les
nations chrétiennes, ces guerres ne pourraient
aller jusqu'à les absorber toutes en une seule et
à renouveler de la sorte Texpérience d'un État
unique ; que, sauf la délimitation à faire des ter-
ritoires, la pluralité des puissances était, à l'ave-
nir, reçue en principe, et, autant que possible,
maintenue par leur égalité ou équilibre.
« Depuis cette époque, le principe d'équilibre
a été reçu dans le Droit des gens : en sorte qu'on
peut dire, en toute logique et vérité, que, si le
droit de la victoire ou la raison de la force est
le premier article du Droit des gens, la pluralité
des puissances, et, par suite, la raison d'équilibre
en est le second.
«... Tant qu'il j aura pluralité de puissances
plus ou moins équilibrées, le traité de Westphalie
existera ; il n'y aurait qu'un moyen de l'effacer
du droit public de l'Europe, ce serait de faire
que l'Europe redevînt... un empire unique...
Charles-Quint et Napoléon y oni échoué : il est
permis de dire, d'après ce double insuccès, que
l'unité et la concentration politique, élevées à
104 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
ce degré, sont contraires à la destinée des na-
tions : le traité de Westphalie, expression supé-
rieure de la justice identifiée avec la force des
choses, existe à jamais. »
De l'absolu où il se place, Proudhon n'ou-
blie que deux choses qui lui fussent devenues
plus sensibles s'il avait pu voir les guerres
de 1870 et de 1914 et le germanisme dé-
chaîné : c'est d'abord que cette justice était
fondée sur l'abaissement de l'Allemagne.
C'est ensuite que cette justice se rencontrait
avec le bien de la France.
A r « ordre européen », tel qu'il était
sorti des traités de Westphalie, la France
se trouvait la première attachée. Tout ce
qui troublerait cet ordre atteindrait en
même temps la France. Notre politique
européenne devait donc être à l'avenir une
politique conservatrice. Sans doute, on ne
pouvait se flatter d'avoir cristallisé l'Europe
dans les formes qu'elle avait reçues en 1648.
Des changements étaient inévitables avec
le cours des âges. Des problèmes nouveaux
LES TRAITÉS DE WESTPHALIE 105
devaient se poser. Du moins serait-il tou-
jours possible de les résoudre dans l'esprit
de notre diplomatie classique et selon les
principes élaborés par la monarchie et les
grands conseillers de la couronne. Rejeter
l'expérience acquise et les résultats obte-
nus, pour fonder l'Europe sur d'autres
bases et lui donner une nouvelle organisa-
tion, ne pouvait profiter qu'à autrui, retirer
à la France son privilège d'antériorité, et
remettre en question, avec l'équilibre et le
droit commun de l'ancien monde, l'exis-
tence de notre pays. Cette erreur est juste-
ment celle qu'a commise la Révolution.
Nous allons voir comment le peuple fran-
çais, après avoir réussi, avec ses guides
héréditaires etsesgrandspolitiques,àassu-
rer son repos et sa grandeur, à travaillé de
ses propres mains à détruire ce qu'il avait
fait, et comment il a ramené dans le monde
l'âge de fer et la barbarie en croyant régé-
nérer le genre humain.
n
CHAPITRE III
LA FRANCE ENTRE LA PRUSSE ET L AUTRICHE
« Louis XIV, a dit Sainte-Beuve, n'avait
que du bon sens, màisil en avait beaucoup. »
Louis XIV faisait preuve de ce bon sens
lorsqu'il s'emportait contre Louvois et lui
reprochait comme une faute grave d'avoir
ordonné le ravage du Palatinat. Rien n'é-
tait, en effet, plus contraire que la violence
à la politique que le roi entendait suivre
dans les pays allemands. On définirait avec
justesse cette politique en disant qu'elle
correspondait exactement à ce qu'on a
nommé de nos jours la « pénétration paci-
fique ».
Quelle différence entre les Allemands tels
qu'on les a vus depuis le milieu du xvii® siècle
108 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
jusqu'à la fin du xviii^ et ce que nous les
voyons aujourd'hui ! Aussi souples, aussi
empressés à se former à notre école, à imi-
ter nos mœurs et à parler notre langue que
nous les trouvons orgueilleux, insociables,
infatués de leur « culture », convaincus de
la supériorité de leur race. Les Allemagnes,
à partir de 1650, furent comme une sorte
de « province » où le peuple parlait encore
un patois grossier, mais où les gens comme
il faut ne se servaient que de notre langage.
Les arts, les sciences, tout y était devenu
français. Le nationalisme germanique du
xix'' siècle s'est scandalisé de ce reniement
de l'Allemagne par elle-même. Ses histo-
riens rappellent comme un honteux souve-
nir le long règne de l'influence et de la civi-
lisation françaises au delà du Rhin. « Le
patriote allemand, ditBiedermann,ne peut
qu'en rougissant reporter son regard sur
l'époque où, tandis que Louis XIV annexait
des terres d'Empire avec une ambition
altière, la fleur de la noblesse allemande
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 109
lui rendait hommage et se sentait très hono-
rée lorsque le dernier de ses courtisans dai-
gnait approuver tant d'efforts pour singer
la cour de France. » La princesse palatine
trouva à Paris sept princes, quatre comtes,
dix gentilshommes de son pays. Par la suite
le nombre de ces courtisans s'accrut...
Qui croirait aujourd'hui que les Alle-
mands de ces temps-là regardaient « comme
un honneur de servir dans l'armée fran-
çaise » (le mot est d'un contemporain du
grand Frédéric, Charles - Ferdinand de
Brunswick.) Sous les ordres du roi de
France, des milliers d'entre eux firent, pour
notre compte, campagne dans leur propre
pays. Le nom célèbre du maréchal de Saxe
est témoin de la fusion à laquelle était par-
venue l'Europe, qu'un contemporain appe-
lait r « Europe française ». Les tentatives
d'internationalisme auxquelles nous avons
assisté de nos jours, et qui se sont termi-
nées par une des plus effroyables mêlées
qui aient assailli l'ancien monde, sont d'une
110 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
médiocrité et d'une fausseté dérisoires à
côté de ces résultats. L'Allemagne impé-
riale, telle qu'elle est sortie de ses victoires
de 1870, a compté sans doute, elle aussi,
par la domination des armes et la supério-
rité de son « organisation », rendre l'Eu-
rope allemande. La France s'était servie
d'une autre méthode : disposant de la puis-
sance, elle avait agi par la persuasion. A
l'Allemagne dévastée par la guerre de Trente
ans, elle était apparue comme une bienfai-
trice. Louis XIV ne laissait pas refroidir ce
qu'il nommait « son zèle pour la manuten-
tion de la liberté germanique », et il savait
distribuer à propos des subsides aux prin-
ces, aux ministres, aux savants, aux gens
de lettres allemands. Parlant d'Hevelius,
Voltaire écrit avec malice : « Parmi les
grands hommes que cet âge a produits,
nul ne fait mieux voir que ce siècle peut
être appelé celui de Louis XIV. Hevelius
perdit, par un incendie, une immense bi-
bliothèque: le monarque de France gratifia
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 111
l'astronome de Dantzick d'un présent fort
au-dessus de sa perte. » C'était un système
qui continuait dans les détails celui dont
le traité de Westphalie formait les grandes
lignes d'ensemble,
Biedermann qui, en Allemand patriote de
l'ère nouvelle, a étudié, la honte au cœur,
la période de cent cinquante années envi-
ron où l'Allemagne a été sous la dépendance
delà France, finit par conclure que l'avance
prise par les Français dans le domaine poli-
tique rend compte du rayonnement de leur
civilisation et de leur génie. L'État si for-
tement constitué, si complet, de Louis XIV,
possédait ce qu'il fallait pour dominer dans
tous les domaines, matériels ou spirituels,
une Allemagne oii l'État n'avait que des
organes rudimentaires et végétait pauvre-
ment. Leibnitz avait beau reprocher aux
Allemands leur engouement pour les modes
étrangères, lui-même ne manquait pas
d'écrire en français. Il fut attiré par
LouisXIV:((Carce prince, dit Biedermann,
112 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tandis qu'il écrasait l'Allemagne, accordait
à ses savants toute sorte de distinctions,
grâce à l'organisation de ses grands insti-
tuts scientifiques, tandis que ces mêmes
savants en Allemagne n'obtenaient aucune
récompense de leurs travaux. » Privés d'un
Etat digne de ce nom, les Allemands avaient
perdu le support de toute vie nationale et
de toute vie intellectuelle. Dans ce temps-
là, r « organisation » était de notre côté. Il
s'y joignait l'attrait, la séduction de nos
idées et de nos mœurs : c'est ainsi que La
Bruyère a pu comparer Louis XIV au « bon
berger » qui sait attacher les uns par la
servitude dorée, les autres par la servitude
volontaire.
Dans les mémoires qu'il a écrits « pour
l'instruction du Dauphinwet qui sont l'œuvre
d'un esprit rompu à la politique et désireux
que ses propres expériences ne soient pas
perdues, Louis XIV a indiqué les recettes
grâce auxquelles un État peut prendre et
garder de l'ascendant sur ses voisins. Il
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 113
connaissait les ressorts par lesquels on
meut les hommes. Il savait que, si la pos-
session de la force est la condition du suc-
cès, il faut savoir en modérer l'emploi.
Pourquoi brutaliser les Allemands si
empressés à servir ? Il était de l'avis de
Gravel, un de ses meilleurs agents en Alle-
magne, et qui définissait ainsi le protecto-
rat que le roi avait acquis sur la Ligue du
Rhin : « Cette ligue donne lieu à Votre
Majesté d'entretenir les amis et le grand
crédit qu'elle a dans l'Empire, elle lui
ouvre la porte pour faire entrer indirecte-
ment des ministres dans tous les conseils
qui s'y peuvent tenir, l'en rend comme
membre sans en dépendre. » C'est pour-
quoi Mignet a pu dire que Louis XIV fut
le « chef réel de l'Empire » . Et si le roi s'ex-
posa, dans la dernière partie de son règne, à
troubler ce qui était devenu tranquille, s'il
rouvrit la lutte qui semblait terminée à
notre avantage, ce ne fut pas sans de
puissantes raisons. L'affaire de la succès-
114 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
sion d'Espagne, appelée fort disgracieuse-
ment par Mignet, qui voyait bien mais qui
écrivait mal, « le pivot de son règne », con-
tinuait la tradition de la grande politique
française. Le succès de cette entreprise
devait marquer une ère nouvelle.
Louis XIV ne s'était pas résolu sans
hésitations à accepter le testament de
Charles II, qui appelait son petit-fils au trône
d'Espagne. Au grand conseil de la cou-
ronne qui fut tenu en cette circonstance,
la raison qui décida fut une raison d'État.
La France achèverait la pensée de Fran-
çois P% de Henri II, de Henri IV, de Riche-
lieu, elle en finirait avec le « dessein
d'Espagne » et la possibilité d'une res-
tauration de la puissance qu'on avait vue
à Charles-Quint. L'Europe crut que
Louis XIV aspirait à la monarchie univer-
selle, tandis qu'il travaillait pour l'équilibre.
Faire en sorte que la maison d'Autriche
fût pour toujours écartée de l'Espagne,
c'était servir la France et tout le continent.
I
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 115
L'Europe, par un étonnant retour, rendit
justice à Louis XIV, à son bon sens, à son
esprit prévoyant, lorsque l'Empereur Jo-
seph, étant mort sans enfants en 1711,
eut pour successeur son frère l'archiduc
Charles, le même que la coalition soute-
nait contre Philippe V. La réunion des
deux couronnes, la reconstitution de l'Em-
pire de Charles - Quint apparut alors
comme un danger bien plus certain que
celui qu'on avait voulu combattre. Ce fut
au sens politique des conservateurs an-
glais, des tories, opportunément revenus
au pouvoir, que l'on dut une paix qui, en
définitive, donnait raison à Louis XIV.
Le but de la succession d'Espagne
atteint, les Habsbourg à jamais éloignés de
Madrid, réduits à leurs domaines hérédi-
taires et au titre vide et pompeux d'Empe-
reurs, Louis XIV eut une pensée par
laquelle s'atteste encore ce haut bon sens
que lui a reconnu Sainte-Beuve. A la fin
de sa carrière, peu de mois avant sa mort,
116 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Louis XIV avait la satisfaction de voir un
cycle fermé. Cette lutte contre la maison
d'Autriche, qui, pendant deux siècles, avait
occupé la monarchie, à laquelle la nation
française avec ses rois, ses grands poli-
ti(|ues, ses illustres capitaines avait pris
part de toute son âme, cette lutte était
enfin terminée. La question d'Espagne
était résolue à notre avantage, comme
l'avait été, soixante-sept ans plus tôt, celle
d'Allemagne. La France pouvait se réjouir.
Son avenir continental était assuré. Elle
était libre de songer à l'achèvement de son
unité territoriale et aussi à son expansion
maritime : politique dont le Pacte de Fa-
mille, formé plus tard avec les Bourbons
d'Italie et d'Espagne, devait être l'expres-
sion. Sur le principe intangible des traités
de Westphalie, « base nécessaire de la
tranquillité publique », Louis XIV conçut
une politique nouvelle. La rivalité avec la
maison d'Autriche n'ayant plus d'objet, il
voulut rendre impossible le retour de que-
1
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 117
relies et de guerres désormais stériles
pour la France. Un rapprochement entre
les deux puissances aurait pour avantage
de consolider les résultats acquis. La mai-
son d'Autriche, prenant son parti de ne
plus dominer en Allemagne, devenait inté-
ressée à ce qu'aucune autre puissance ger-
manique n'y dominât à son tour. Abaissée,
diminuée, assagie par conséquent et inca-
pable de nuire, elle passait au rang d'élé-
ment conservateur et modérateur. Tout
en restant convaincu de la nécessité de pré-
venir et d'arrêter au besoin par la force
un retour aux anciennes idées de supré-
matie européenne si longtemps nourries
par l'Autriche, Louis XIV voyait en elle
une associée contre les nouvelles tendances
qui se faisaient jour dans les pays allemands.
Il continuait et il étendait le système de
Richelieu : après les Etats catholiques
allemands, c'était l'Autriche qu'il voulait
faire entrer dans son alliance comme con-
tre-poids aux États protestants qui, à la
118 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
faveur des événements, avaient remarqua-
blement grandi.
Les instructions que le comte du Luc reçut
en janvier 1715, sept mois avant la mort de
Louis XIV, développent ces vues avec am-
pleur. Il s'agit pour l'ambassadeur du
roi, — le premier, on le souligne, qui s'en
aille à Vienne en cette qualité, — de « for-
mer entre la maison de France et la maison
d'Autriche une union aussi avantageuse à
leurs intérêts qu'elle sera nécessaire au
maintien du repos général de l'Europe ».
Le comte du Luc représentera à l'Empe-
reur que la France ne voit plus d'inconvé-
nient à ce que la couronne impériale reste
dans sa Maison et l'aidera même à ce qu'au-
cune puissance nouvelle ne s'en empare.
Toujours sur ses gardes, la diplomatie
royale distinguait en effet que, si les Habs-
bourg, vaincus et définitivement usés en
Allemagne, n'avaient plus aucune chance d'y
constituer une grande monarchie hérédi-
taire, la même ambition pouvait venir à
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 119
d'autres puissances qui s'appuieraient sur
l'élément opposé, c'est-à-dire sur l'élément
protestant. C'était faire preuve d'une péné-
tration et d'une justesse de coup d'œilextra-
ordinaires que de reconnaître que le grand
zèle des princes protestants pour la « liberté
germanique » s'éteindrait dès que l'un d'eux
verrait s'ouvrir la perspective de confisquer
cette liberté à son profit. Deux Etats étaient
signalés au comte du Luc comme également
dangereux et comme devant être également
surveillés : c'était l'électorat de Hanovre,
dont le titulaire venait de gagner singuliè-
rement en puissance et en force par son
avènement au trône d'Angleterre, et c'était
le royaume de Prusse. Hanovre ou Prusse,
le danger d'une grande monarchie alle-
mande réapparaîtrait tôt ou tard de Tun de
ces côtés-là. Ce danger, « l'union nouvelle
qu'il convenait d'établir entre la maison de
France et celle d'Autriche » était destinée
à le conjurer.
On reconnaîtra que celte perspicacité et
120 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
cette clairvoyance sont dignes de l'admira-
tion la plus profonde. Louis XIV laissait,
en mourant, la France avertie d'un péril
nouveau. 11 laissait aussi la marche à suivre
pour que les Français en fussent préservés.
La tâche de la politique est de résoudre
des difficultés sans cesse renaissantes. Elle
est aussi de les prévoir et de ne pas se lais-
ser prendre au dépourvu. C'est ainsi que
le développement de la Prusse vint renou-
veler l'aspect du problème allemand et
donner à la politique française de nouveaux
soucis.
On eût bien surpris les contemporains
de Henri IV ou de Richelieu si on leur eût
désigné comme l'ancêtre de futurs empe-
reurs d'Allemagne ce marquis de Brande-
bourg, très gueux, qui régnait sur de pau-
vres sablières et qui, selon l'usage de tant
d'autres princes allemands, vivait sous la
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 121
protection de la France dont il mendiait
les subsides. Le marquis, devenu Electeur,
n'était pas encore un grand personnage :
Voltaire remarque qu'aux congrès de West-
phalie les ambassadeurs de France pre-
naient le pas sur lui et ne l'appelaient pas
autrement que « Monsieur ». Et Voltaire
d'ajouter : « Ce Monsieur était Frédéric-
Guillaume P'", bisaïeul du roi de Prusse
Frédéric. » Grand sujet d'étonnement, en
effet, que cette ascension si rapide. Les
Hohenzollern ont brûlé les étapes comme
aucune autre famille ne l'a jamais fait. Dans
une Allemagne dont la division était ga-
rantie par un système d'équilibre oii la
France, d'abord, l'Autriche ensuite, et les
cours secondaires après elles, trouvaient
également leur compte, dans cette Allema-
gne pulvérisée, comment un État, et un seul,
l'État prussien, a-t-il réussi à grandir, à
s'élever au-dessus des autres maisons élec-
torales ou princièrcs, à tenir tête à deux
grandes puissances, eniinà représenter l'es-
122 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
prit allemand, le patriotisme allemand, à
réaliser même, en dernier lieu, à son profit,
cette unité allemande contre laquelle une
politique séculaire avait accumulé les obs-
tacles ? Ce n'était pas en elles-mêmes que les
possessions des HohenzoUern avaient un si
bel avenir. Prusse et Brandebourg, ni l'une
ni l'autre de ces provinces n'a de configu-
ration propre, de limites inscrites par la
nature. Rien n'indique, comme pour d'au-
tres pays, qu'il y ait là place pour un Etat,
moins encore pour une nation. Le royaume
des HohenzoUern aurait pu être taillé un
peu plus au nord ou un peu plus au sud.
Ses destinées eussent été pareilles et pa-
reille aussi l'œuvre à exécuter par cette
dynastie. Tout était à faire dans ces pays
neufs, que la nature a peu favorisés et qui
sont arrivés tard à la civilisation. Tout y
fut créé en effet de la main des hommes:
même la population, composée de réfugiés
venus de toutes parts et qui évincèrent peu
à peu les premiers habitants, d'origine slave:
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 123
la Prusse, c'est Borussia, « presque Rus-
sie ». Elle a été traitée par ses maîtres
comme une colonie, dans le sens exact du
mot, une colonie qui a vécu et grandi par
le labeur d'une dynastie.
Droysen, dans l'introduction de son His-
loire de la politique prussienne^ observe
que l'État brandebourgeois-prussien ne
s'appuie par aucune nécessité naturelle ni
sur le territoire qu'il embrasse ni sur la
communauté des millions d'êtres qu'il a
fini par rassembler. Cet État a toujours été
un « royaume de lisières », comme Voltaire
le définissait. Et pourtant, ainsi que le re-
marque encore Droysen, l'histoire de
Prusse « montre dans sa croissance une
continuité, dans son orientation une fixité
et un caractère historique tels qu'on ne les
trouve à ce degré que dans les États les
mieux constitués, les plus riches de vie
naturelle » . Cette continuité, cette fixité sont
le fruit d'un labeur héréditaire: les Hohen-
zoUern ont imité les Capétiens, créateurs
124 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de l'unité française, et les tsars « rassem-
bleursdela terre russe ». Mais leur œuvre,
dès l'origine, a quelque chose de forcé,
d'artificiel, qui se retrouve amplifié, poussé
aux proportions du monstrueux, dans l'Em-
pire allemand d'aujourd'hui. « L'union
entre le pays et la dynastie, dit encore
Droysen, ne résulta ni de l'hérédité, ni de
l'élection, ni de la conquête, ni d'un mou-
vement de défense et de salut à la suite
d'une révolution : cette union de la Prusse
et de la dynastie fut accomplie en exécu-
tion d'une pensée politique. » En effet, la
Prusse et la grandeur prussienne ont été
engendrées par la pensée politique d'une
dynastie. L'histoire de la Prusse s'identifie
avec celle des Hohenzollern. Et c'est l'his-
toire d'une famille qui a persévéré dans le
même efîort, qui a administré ses Etats
comme son propre patrimoine. Les Ho-
henzollern se sont comportés dans les
moindres détails comme ces paysans qui
font valoir leur bien, qui l'arrondissent,
125
qui s'enrichissent et s'élèvent, h force de
prévoyance et d'économie. Avant dépenser
à la mission allemande de la Prusse et d'as-
pirer à l'Empire, les HohenzoUern ont sur-
veillé en bons pères de famille, en soigneux
et modestes propriétaires, l'exploitation et
le défrichement du pays. Avant de devenir
électeurs, ducs, rois en Prusse, empereurs
en Allemagne, ils ont gravi les premiers
degrés de la fortune par la pratique de l'éco-
nomie paysanne et de la thésaurisation.
Leurs débuts ne s'enfoncent pas dans la
nuit des temps. Ils remontent à une époque
relativement récente (xv° siècle). Us ont été
dégagés de toute légende, et ce qu'on en voit
montre que la croyance commune quant
à l'origine des monarchies s'égare singuliè-
rement. Ce n'est, en effet, ni par l'illus-
tration de la naissance, ni par l'épée,
ni même par l'esprit d'entreprise que les
HohenzoUern ont réussi. Ils font mentir le
vers célèbre : « Le premier qui fut roi fut
un soldat heureux. » Le fondateur de leur
126 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
maison ne fut pas même un spéculateur
heureux : ce fut un petit fonctionnaire de
Nuremberg qui avait la passion d'amasser
et qui plaçait bien son argent. Mirabeau,
dans son livre de \di Monarchie prussienne^
a été frappé de cette circonstance : « Fré-
déric de Hohenzollern, a-t-il écrit, avait le
bon esprit qui s'est perpétué dans sa mai-
son de tenir de l'argent en réserve. » C'est
par ces moyens, si réalistes qu'ils en sont
terre à terre, mais appliqués à une matière
sans cesse accrue et dans des proportions
toujours plus vastes, que les Hohenzollern
en sont venus à organiser toute l'Alle-
magne comme une seule entreprise, com-
prenant une caserne et une ferme d'abord,
une usine ensuite. Celui qui, le premier de
sa race, prit le titre de roi, profitait des ré-
serves en soldats et en florins accumulées
parle Grand Electeur, comme Frédéric II
devait utiliser les économies du roi-sergent.
Si l'Electeur de Hanovre inquiétait
Louis XIV mourant parce qu'il était roi en
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 127
Angleterre, l'électeur de Brandebourg lui
était suspect parce qu'il s'était fait roi en
Prusse. Il avait fallu des circonstances
extraordinaires pour que les Hohenzollern
pussent s'élever à la dignité royale : ils
n'avaient pas laissé échapper une seule des
occasions qui s'étaient présentées. Le
Grand Electeur avait commencé par affran-
chir son duché prussien de la suzeraineté
polonaise : il savait déjà comment traiter
la pauvre République de Pologne. Membre
du Saint-Empire par le Brandebourg, il
était indépendant et maître chez lui en
Prusse. Et si, dans le Saint-Empire, nul
ne pouvait être roi, cette interdiction
n'existait pas pour la Prusse, extérieure à
l'Empire. Frédéric s'y couronna lui-même
à Kœnigsberg le 18 janvier 1701 : grande
date de l'histoire prussienne. Gomme devait
l'écrire plus tard son petit-fils dans les
Mémoires de Brandebourg : « G'était une
amorce que Frédéric jetait à toute sa pos-
térité et par laquelle il semblait lui dire :
128 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
je VOUS ai acquis un titre, rendez-vous en
digne; j'ai jeté les fondements de votre
grandeur ; c'est à vous d'achever l'ou-
vrage. » A partir de ce moment, selon le
mot de Stuart Mill, l'Allemagne devenait
une « possibilité permanente d'annexion
pour la Prusse ». Au cent-soixante-dixième
anniversaire du couronnement de Kœnigs-
berg, le 18 janvier 1871, un Hohenzollern
devait être, en effet, proclamé Empereur
allemand à Versailles, dans le propre pa-
lais des rois de France.
L'empereur Léopold avait commis la
faute de permettre que Frédéric devînt roi
pour s'assurer son alliance dans la guerre
de succession d'Espagne : alliance d'ail-
leurs incertaine, concours avaricieusement
marchandé. C'était une vieille habitude des
Electeurs de gruger et d'exploiter leurs
élus : celui de Brandebourg ne manquait
pas à la coutume. Pourtant, ce n'étaient pas
les avertissements qui avaient manqué à
Léopold pour le mettre en garde contre les
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 129
conséquences de son mauvais calcul. S'il
avait trouvé des conseillers, — ceux que le
prince Eugène jugeait dignes d'être pen-
dus, — pour approuver qu'il y eût un roi
en Prusse, d'autres lui avaient représenté
qu'il grandissait un concurrent et qu'il
grevait l'avenir de la maison d'Autriche,
a exposéeà perdre l'Empire par la compéti-
tion de la maison de Brandebourg gagnant
toujours en puissance ». Plus on étudie
l'histoire, plus on voit qu'il est peu de
grands événements qui n'aient été aperçus
et compris, dans l'œuf, si l'on peut ainsi
dire, par un petit nombre d'hommes, à qui
la connaissance des lois de la physique
politique permet d'élucider l'avenir. Ce qui
est plus rare, c'est que ces hommes-là
aient été en mesure de faire prévaloir leurs
vues.
Louis XIV, s'il s'était efforcé d'entretenir
avec les électeurs de Brandebourg les
bonnes relations qui étaient la règle de
notre diplomatie vis-à-vis des princes aile-
9
130 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
mands, était vivement hostile à la naissance
d'un royaume qui, ainsi qu'il l'avait prévu,
ne manquerait pas de devenir un centre
d'attraction pour l'Allemagne du Nord et
pour l'Allemagne protestante. Louis XIV a
prévu l'unité allemande, se faisant non plus
par l'Autriche mais par la Prusse, aussi
exactement qu'on pouvait la prévoir. C'est
pourquoi, pendant douze ans, jusqu'au
traité d'Utrecht, il refusa de reconnaître la
nouvelle royauté prussienne. Chose bien
remarquable : le Saint-Siège devait per-
sister plus longtemps encore que le roi de
France dans ce refus (jusqu'en 1787). La
papauté, qui s'était trouvée en désaccord
avec la France au moment des traités de
Westphalie, formellement condamnés par
l'Eglise, rejoignait le point de vue de la poli-
tique française dans les affaires d'Alle-
magne. S'il n'avait tenu qu'à Rome et à la
France, aux deux plus hautes autorités de
la civilisation européenne, la puissance
prussienne eût été étouffée au berceau, le
L
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 131
monde n'eût pas connu le fléau prussien.
« Nous manquerions à notre devoir si nous
passions sous silence une chose pareille »,
disait Clément XI dans son bref du 16 avril
1701. Ainsi la Prusse était désignée par le
pape et par le roi de France, c'est-à-dire par
les deux éléments chefs de l'ordre, comme
un péril public pour l'Europe. Cette royauté,
surgie en dehors de la société des nations
et en violation du principe d'équilibre éta-
bli au xvii^ siècle par l'effort de la France,
était véritablement révolutionnaire. Pous-
sée, comme tout ce qui vit, à se développer
et à grandir, elle ne pouvait le faire qu'au
prix des bouleversements les plus graves
et les plus sanglants. Elle ne pouvait frayer
sa voie qu'en foulant aux pieds toutes les
conventions établies, et la guerre devenait
nécessairement, dès ce moment-là, son
« industrie nationale ». C'est un fait que le
sombre avenir réservé par la Prusse au
monde européen aura été entrevu par la
monarchie française et par la papauté.
132 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Lorsque celui qui devait être appelé
Frédéric le Grand eut succédé à son père,
notre représentant à Berlin, le marquis de
Beauveau, fit tenir à son gouvernement un
rapport détaillé, et dont tous les traits sont
d'une justesse étonnante, sur le nouveau
roi : le personnel diplomatique de l'ancien
régime a toujours montré, comme en témoi-
gnent les documents, une instruction et
une application supérieures. Le marquis
de Beauveau avertissait donc qu'on n'eût
pas à se méprendre sur le compte de Fré-
déric II d'après ce que ce prince avait fait
connaître de lui quand il n'était qu'héritier
présomptif de la couronne et que ses esca-
pades, ses difficultés avec son redoutable
père étaient la fable de l'Europe. Beauveau
présentait Frédéric tel qu'il devait se révé-
ler : ambitieux, profond calculateur, habile
à dissimuler, « voisin dangereux, allié sus-
pect et incommode ». Faisant le compte
des ressources en argent et en hommes
que le roi-sergent avait laissées à son fils,
I
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 133
le diplomate français concluait : « De là
cette puissance nouvellement née en Eu-
rope, qui devient si redoutable entre les
mains du fils qu'elle change, à mou sens,
l'ancien système ou qu'elle peut du moins
le changer. » (tétait, indiqué en quelques
mots, tout le grand débat sur la ligne de
conduite de la France qui allait diviser
notre pays au xviii^ siècle.
La mort de l'Empereur Charles VI, —
l'ex-archiduc Charles, notre ancien adver-
saire dans la guerre de succession d'Es-
pagne, — semblait ouvrir de nouveau
la question d'Autriche. Charles ne laissait
qu'une fille, Marie-Thérèse, à laquelle, en
accumulant les traités avec toutes les puis-
sances, en collectionnant les parchemins, il
s'imaginait avoir assuré sa succession. La
maison d'Autriche tombée en quenouille,
n'était-ce pas l'occasion d'en finir, une fois
pour toutes, avec l'ennemie héréditaire ?
Une grande partie de l'opinion publique,
en France, le pensait. Deux siècles durant
134 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
on avait combattu les Habsbourg. On les
avait vaincus. Il s'agissait de les achever,
de leur retirer à jamais la chance d'être
élus de nouveau à l'Empire en y portant
un ami et un client de la France (l'électeur
de Bavière). Le gouvernement, — celui du
prudent Fleury, — hésitait, pesait le pour,
le contre, ne disait pas non quand il s'agis-
sait de soutenir le bavarois, mais ne trou-
vait pas mauvais que la maison d'Autriche
restât telle quelle, encore affaiblie par la
présence d'une femme à sa tête. Les re-
commandations suprêmes, si raisonnables,
de Louis XIV, sur l'utilité d'une entente
avec la Cour de Vienne, se présentaient
naturellement aux esprits politiques. Le
plus sage semblait d'attendre, de voir venir.
C'était la pensée de Fleury, c'était celle
aussi de Louis XV, encore jeune, encore
bien tenu en tutelle, mais à qui le sens
juste des choses de la politique ne man-
quait pas. Au grand conseil où fut exa-
minée l'attitude qu'adopterait la France,
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 135
Louis XV prononça ce mot curieux : « Mon
avis est que nous nous retirions sur le
mont pagnotte. » C'est une locution vieillie
et qui veut dire qu'on se place de telle sorte
qu'on regarde les autres se battre sans
entrer soi-même dans la mêlée. Encore
timide, un peu indolent, LouisXV, qui voyait
clair, par l'effet de son éducation, par posi-
tion aussi, en vertu de la coïncidence de
son intérêt avec l'intérêt du pays, eut le seul
tort de ne pas imposer sa volonté. Quelle
preuve que plus il y a de monarchie dans
un Etat et mieux s'en trouve la chose
publique, puisqu'en cette circontance on
ne peut reprocher à Louis XV que de ne
pas avoir eu la main assez ferme?
L'année 1741 marque dans l'histoire de
notre pays un succès de l'opinion publique,
le triomphe d'un parti sur la politique
royale, et cette date a été funeste. Une force
aveugle, celle de la tradition, passée à l'état
de routine, entraînait la foule, qui ne s'aper-
cevait pas que les temps avaient marché,
136 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
que les problèmes avaient changé d'aspect.
Le péril commençait d'être à Berlin. La
foule continuait à le voira Vienne. La mai-
son d'Autriche était à demi-morte : on vou-
lait pourtant reprendre, comme par le passé,
la guerre contre la maison d'Autriche.
L'historien rencontre ici un cas d'instinct
pétrifié semblable à ceux que les natura-
listes observent dans le règne animal. On
voit ainsi les guêpes imiter stérilement les
abeilles et s'obstiner à former des alvéoles
où elles ne déposent plus aucun miel. De
même, obéissant à une impulsion irraison-
née, l'opinion française, oii les militaires
comme Belle-lsle et les « philosophes »
marchaient confondus, força la main au
gouvernement dans l'affaire de la succes-
sion d'Autriche.
Pourtant l'entrée en scène de la Prusse
avait eu un caractère propre à faire réflé-
chir les plus étourdis. Le rapt de la Silésie
marquait vraiment le début d'une ère nou-
velle pour l'Europe et dans les relations
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 137
des États. Il est plaisant de voir, à l'heure
où nous sommes, les héritiers de la philo-
sophie du xviii^ siècle protester contre
l'invasion de la Belgique au nom de la jus-
tice, alors que l'ancêtre de Guillaume II,
s'emparant de la Silésie, recueillit les
applaudissements des « philosophes ». La
théorie des traités, considérés comme des
« chiffons de papier », avant d'être blâmée
chez Bismarck et chez M. de Bethmann-
HoUweg, n'indignait ni Voltaire ni d'AIem-
bert, ni aucun des partisans du « droit natu-
rel », quand elle était exposée et mise en
pratique par Frédéric II, idole des esprits
libéraux. Mais quoi ! le droit que violait Fré-
déric n'était pas un droit de nature. C'était
le statut de la société des nations, c'était la
loi sur laquelle vivait le monde européen,
c'était un progrès obtenu par les armes
mises au service de la raison, c'était l'en-
semble des conventions qui, telles quelles,
rendaient l'Europe à peu près habitable,
assuraient à la France une place privilégiée,
138 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
épargnaient à ses habitants le fléau des in-
vasions et son corollaire, le fléau de la paix
armée. L'apparition de la politique prus-
sienne annonçait pour l'Europe et la civili-
sation les maux les plus terribles, les me-
naçait d'une rechute dans la barbarie. 1740,
1870, 1914 apparaîtront certainement aux
historiens futurs dans leur connexité, dans
leur rapport étroit. Nos rois, nos diplo-
mates l'avaient compris. Il est humiliant
pour l'opinion publique du peuple le plus
spirituel de la terre qu'elle n'en ait pas eu
même un pressentiment.
La protestation de Marie-Thérèse contre
le rapt de la Silésie était pourtant élo-
quente. Elle ressemblait singulièrement à
celle du roi des Belges demandant secours
contre Guillaume II. La reine appelait
toutes les puissances, et en premier lieu
celle qui garantissait l'équilibre européen,
à réprimer le brigandage prussien. « Un
envoyé autrichien, disait la reine, était
encore à Berlin, quand, à la faveur même
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 139
de cette apparence pacifique, le roi de
Prusse a envahi un sol étranger et troublé
le repos d'une province amie. On peut juger
par là quel sort menace tous les princes, si
une telle conduite n'est pas châtiée par leur
effort commun. Il ne s'agit donc pas de
l'Autriche seule : il s'agit de tout l'Empire
et de toute l'Europe. C'est l'affaire de tous
les princes chrétiens de ne laisser briser
impunément les liens les plus sacrés de la
société humaine... Tous doivent s'unir avec
la Reine et lui fournir les moyens d'éloi-
gner d'eux un tel danger. Quant à elle, elle
opposera sans crainte à Vennemi commun
toutes les forces que Dieu lui a confiées,
et, de ce service rendu au bien général, elle
ne demandera d'autre récompense que la
réparation des dommages que ses États ont
soufferts et ce qui sera nécessaire pour les
garantir dans l'avenir contre de pareilles
atteintes. » Langage que nous aurons en-
core entendu... C'était plus même que l'Eu-
rope qui était intéressée à briser la poli-
140 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tique prussienne. Déjà c'était le monde
entier. Le rapt de la Silésie eut les mêmes
conséquences que l'agression contre la
Belgique : le sang coula dans les parties
de la planète les plus éloignées de la Prusse.
C'est ce que Macaulay a montré avec élo-
quence dans une page fameuse :
« La question de la Silésie n'eût-elle
concerné que Frédéric et Marie-Thérèse,
la postérité ne pourrait pas s'empêcher de
reconnaître que le roi de Prusse s'est rendu
coupable d'une odieuse perfidie: mais c'est
une condamnation plus sévère qu'elle se
voit forcée de prononcer contre une poli-
tique qui devait avoir, et qui eut en effet,
de déplorables conséquences pour toutes
les nations européennes... Qu'il retombe
sur la tête de Frédéric, tout le sang versé
dans cette guerre qui exerça pendant plu-
sieurs années de si horribles ravages dans
tous les pays du globe : le sang de la co-
lonne de Fontenoy, le sang des braves
montagnards massacrés à Culloden ! Son
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 141
crime accabla des maux les plus affreux des
contrées où le nom de la Prusse était com-
plètement inconnu. Pour qu'il pût piller
un voisin qu'il avait juré de défendre, des
nègres se battirent entre eux sur la côte de
Coromandel, et des Peaux-Rouges se scal-
pèrent sur les grands lacs de l'Amérique du
Nord. » Ainsi nous aurons vu en 1914 les
Japonais entrer en ligne sur la terre chi-
noise et des peuplades noires s'entr'égorger
au cœur de l'Afrique.
Les mauvais résultats de la première
guerre de sept ans ne manquèrent pas de
frapper les esprits politiques. 11 était clair
que la France avait fait fausse route, tra-
vaillé contre elle-même pour la grandeur
de la Prusse et, littéralement, pour le roi
de Prusse. Frédéric avait exploité l'al-
liance française. 11 nous avait indignement
trompés en se rapprochant de l'Angleterre.
Sa jeune puissance grandissait, montrait
qu'elle avait les dents longues. Et puis,
l'ascendant pris par Frédéric devenait dan-
14^ HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
gereux. Il apparaissait comme un fédéra-
teur possible des AUemagnes, tandis que
la maison d'Autriche venait de prouver
encore que sa vitalité décroissait et qu'elle
ne pouvait plus prétendre à la suprématie
dans les pays germaniques. Déjà, d'ailleurs,
la question d'Orient se posait à elle, de
nouveaux intérêts la détournaient de l'Alle-
magne, déplaçaient son centre de gravité.
C'est dans ces conditions, et la fâcheuse
expérience de l'amitié prussienne ayant été
faite, que mûrit, au gouvernement de
Louis XV, l'idée du célèbre « renversement
des alliances », tel que Louis XIV dans
les instructions au comte du Luc, ou le
marquis de Beauveau, dans son rapport de
Berlin, en avaient déjà conçu l'opportu-
nité.
L'école historique contemporaine a fait
justice d'un certain nombre de légendes
FRANCE, PRUSSE, AUTICIIE 143
propagées par les historiens romantiques.
Albert Sorel,en particulier, a établi ce que
Michelet avait nié avec passion : à savoir
que le système, inauguré en 1756, d'une
entente avec l'Autriche, fut le fruit d'une
idée politique mûrement pesée. Lorsqu'un
journaliste ou un orateur, développant une
critique de l'ancien régime, évoque
Louis XV et le renversement des alliances,
il dotine immédiatement la mesure de son
information. Le même d'ailleurs ne man-
quera pas, dans une autre circonstance, de
vanter l'œuvre de Sorel, car il n'y a pas
de commune mesure entre la renommée
d'un auteur et la diffusion de ses idées.
L'homme est ainsi fait qu'il renonce avec
peine à des arguments polémiques dont il
a l'habitude et dont il sait qu'ils trouveront
toujours un écho dans le public. Si les mots
mystérieux de « renversement des al-
liances » s'associent pour les esprits à demi
cultivés à l'idée des « fautes de la monar-
chie », c'est le prolongement d'impressions
144 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
très anciennes, de souvenirs confus, c'est
la suggestion héréditaire de disputes,
vieilles d'un siècle et demi, entre Français.
L'étude des mouvements de l'opinion pu-
blique au xYiif siècle montre avec une
éblouissante clarté que le désaccord qui
s'esquissait en 1740, qui se précisa en 1756,
sur la direction qu'il convenait de donner
à la politique de la France au dehors, a été
l'origine certaine de la séparation qui de-
vait se produire quelques années plus tard
entre le peuple et les Bourbons. On a cher-
ché souvent la cause profonde de ce divorce
entre une dynastie et une nation qui, pen-
dant huit siècles, avaient été intimement
unies, au point que c'était toujours dans
l'élément populaire que les Capétiens
avaient trouvé leur appui, tandis que les
plus graves difficultés leur étaient venues
des grands. Eh ! bien, du « renversement
des alliances » date l'origine la plus cer-
taine de la Révolution, qui devait aller jus-
qu'au régicide après avoir commencé par
FRAKCE, PRUSSE, AUTRICHE 145
le simple désir de réformes dans la législa-
tion, l'économie rurale, les finances et l'ad-
ministration. C'est sur une question d'in-
térêt national où, comme la suite des
choses l'a prouvé, la monarchie avait rai-
son, que naquit un malentendu destiné à
s'aggraver jusqu'à la rupture.
Aussi longtemps que la publication des
documents authentiques n'a pas fait la
lumière, le renversement des alliances a
eu sa légende. Très longtemps, il a passé
pour certain que toute espèce de réflexion
et de calcul politique avaient manqué à ce
changement de front, à ce rapprochement
avec la cour de Vienne. Seuls, le caprice,
la vanité y avaient eu part. Une favorite,
un abbé de cour, avaient été les jouets de
la diplomatie autrichienne. Bernis était en-
tré dans l'intrigue de la marquise de Pom-
padour, flattée d'être appelée « chère amie »
par une lettre de l'Impératrice (légende,
l'histoire l'a reconnu, accréditée par Fré-
déric II en personne). Une diplomatie de
10
146 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
boudoir avait jeté la France dans cette
aventure, compromis nos intérêts, altéré
notre système politique, livré à la discré-
tion de l'Autriche nos vieux alliés, nos véri-
tables amis ( les Prussiens). Bien plus, cette
trahison s'était accomplie en vertu de la
solidarité détestable des puissances de
cléricalisme et de réaction. Contre Frédéric,
champion de la Réforme, et par consé-
quent du libéralisme et des lumières, le
fanatisme s'était ligué. Le XV^ tome de
r Histoire de France de Michelet développe
ce thème avec rage. Que ce livre est d'une
curieuse lecture, aujourd'hui que le point
de vue libéral est retourné I Les Hohen-
zollern, le militarisme prussien sont exal-
tés dans Michelet comme les ouvriers de
l'âge moderne. Micheletne vante pas seule-
ment « le grand roi de Prusse », « vérita-
blement grand » . 11 célèbre, — que ces mots
sonnent ironiquement à l'heure où nous
voici, — les « résultats moraux, immen-
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 147
ses » de son règne. Frédéric a été le créa-
teur de l'Allemagne, le Siegfried qui a ré-
veillé cette Brunhilde : et l'Allemagne
idéaliste, vertueuse, dont la renaissance
comme nation devait être un des instru-
ments du progrès, une promesse de régé-
nération pour l'humanité, était le fétiche de
Michelet. Ce n'est pas l'apologie du seul
roi de Prusse, mais du génie germanique
dont il est l'incarnation supérieure. « Les
Autrichiens, eux-mêmes, regrettant de
lui faire la guerre, dans le Prussien res-
sentirent l'Allemand. L'admiration d'un
homme rouvrit la source vive de la frater-
nité. Le culte du héros leur refit la Germa-
nia. » Sans doute, Frédéric a été un con-
quérant, qui a mis la force brutale à son
service. Mais « on sent en lui une chose
très belle, c'est que, ses faits de guerre, il
les a vus d'en haut ». On a voulu noircir
la mémoire de Frédéric, exploiter contre
lui son cynisme. En vérité « il n'a qu'une
148 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tache, sa participation au partage de la
Pologne». Encore les Jésuites en sont-ils,
pour Michelet, les vrais inspirateurs.
En face de ce héros de la loyauté ger-
manique, qu'est-ce que Michelet montre
en action à la cour de Vienne ? Cela aussi
est bien curieux, quand on le relit en 1915,
au bruit des malédictions dont la perfidie
prussienne est couverte. Pour Michelet,
pour l'histoire telle qu'on Ta écrite jus-
qu'en 1870, ce sont les sycophantes slaves
qui se sont ligués avec Tartufe contre le
loyal Hohenzollern. Kaunitz, le ministre de
Marie-Thérèse, l'auteur de la coalition
franco-austro-russe qui faillit anéantir la
Prusse, Kaunitz reçoit cette injure, — su-
prême au temps où écrivait Michelet — :
c'est un slave, un slave hypocrite, « un slave
à masque d'Allemand ». Parlez-nous d'un
loyal Germain comme Frédéric !
Le roman historique de Michelet est un
scandale pour l'intelligence quand on le
I
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 149
confronte aux résultats que la grandeur de
la Prusse a portés pour la France, l'Europe
et la civilisation. C'est l'opprobre de la
science et de la critique quand on le com-
pare aux délibérations soigneuses, à l'exa-
men des inconvénients et des avantages de
l'opération, examen dont le renversement
des alliances fut précédé. En toute lucidité,
se référant aux expériences successives et
malheureuses qu'il venait de faire avec le
roi de Prusse, le gouvernement royal se
décidait à adopter un nouveau système, non
pas pour changer la politique de la France
en Allemagne, toujours fondée sur les trai-
tés de Westphalie ( « qui assurent à la
France, tant qu'elle saura se conduire, la
législation de l'Allemagne», disait Bernis),
mais pour adapter cette politique à des cir-
constances nouvelles et à de nouveaux be-
soins. Albert Sorel a bien remarqué que
cette idée n'avait pas surgi d'un j our à l'autre
dans quelques cerveaux. Un travail prépara-
toire l'avait mûrie. Qu'on est loin d'un coup
150 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de tête et d'une fantaisie 1 En 1737, en
1749, en 1750, en 1752, les instructions de
nos ambassadeurs en Autriche témoignent
des réflexions du pouvoir. En 1750, l'ins-
truction du marquis d'Hautefort dit avec
netteté que « le roi n'est nullement afl*ecté
des anciennes défiances,qui, depuis le règne
de Charles-Quint, avaient fait regarder la
maison d'Autriche comme une rivale dan-
gereuse et implacable de la maison de
France ; l'inimitié entre ces deux princi-
pales puissances ne doit plusêtreuneraison
d'Etat ». L'instruction que Bernis rédige
sept ans plus tard pour l'ambassadeur
du roi à Vienne expose l'ensemble des
raisons par lesquelles le roi s'est décidé à
franchir le pas et à se rapprocher de la cour
de Vienne. C'est tout un mémoire d'un sé-
rieux et d'une profondeur de vues sans dé-
faillances. L'homme qui était chargé de
remplir cette mission était d'ailleurs un
des mieux doués, un des plus capables de
son temps : ce n'était pas un autre que
FRANGÉ, PRUSSE, AUTRICHE (51
Choiseul. Les points principaux de l'ins-
truction qu'il emportait étaient les suivants :
« En s'unissant étroitement à la cour de
Vienne, on peut dire que le Roi a changé le sys-
tème politique de l'Europe ; mais on aurait tort
de penser qu'il eût altéré le système politique
de la France. L'objet politique de cette couronne
a été et sera toujours déjouer en Europe le rôle
supérieur qui convient à son ancienneté, à sa
dignité et à sa grandeur ; d'abaisser toute puis-
sance qui tenterait de s'élever au-dessus de la
sienne, soit en voulant usurper ses possessions,
soit en s'arrogeant une injuste prééminence, soit
enfin en cherchant à lui enlever son influence et
son crédit dans les affaires'générales. »
Suit un historique des conflits de la mai-
son de France avec la maison d'Autriche
depuis Charles-Quint. «Le Roi a suivi jus-
qu'en 1755 les maximes de ces prédéces-
seurs. » De toutes parts^ en Allemagne,
en Espagne, en Italie, les Habsbourg ont
été battus et refoulés. La France a grandi
152 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
sur leurs ruines. Louis XV a encore accru
le royaume du duché de Lorraine et de
Bar, l'Alsace et la Flandre française ont
été mises en sûreté par la démolition de
Fribourg et des principales forteresses de
la Flandre autrichienne. Mais que s'est-il
produit en ces derniers temps ? Ici, l'ias-
truction devient lumineuse et presque pro-
phétique. On croirait qu'elle a été faite
pour détourner Napoléon 111 de travailler
au bien du Piémont et de la Prusse.
« Pour opérer de si grandes choses, Sa Majesté
se servit en 1733 du roi de Sardaigne et en 1741
du roi de Prusse, comme le cardinal de Riche-
lieu s'était servi autrefois de la couronne de
Suède et de plusieurs princes de l'Empire, avec
cette différence cependant que les Suédois, payés
assez faiblement par la France, lui sont demeu-
rés fidèles, et qu'en rendant trop puissants les
rois de Sardaigne et de Prusse, nous n'avons
fait de ces deux princes que des ingrats et des
rivaux, grande et importante leçon qui doit nous
avertir pour toujours de gouverner Fun et Tautre
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 153
monarque plutôt par la crainte et Tespérance que
par des augmentations de territoire ^ Il nous
importe de même de conserver les princes de
l'Empire dans notre système plutôt par des
secours de protection que par des subsides ; en
général, il faudrait que les uns et les autres
dépendissent de nous par leurs besoins, mais il
sera toujours bien dangereux de faire dépendre
notre système de leur reconnaissance. »
Le roi de Prusse avait trahi notre con-
fiance : ce n'était pas non plus sur la gra-
titude ni sur la fidélité de l'Autriche que
1. On remarque avec intérêt que, sur ce point, le cardinal
de Bernis se rencontre avec Montesquieu. Dans ses MéHnges
inédits, publiés de nos jours, on voit que Montesquieu, en
1748, s'alarmait de la croissance de la Prusse et jugeait que
c'était une démence de la favoriser plus longtemps. Quant
à la Sardaigne, il n'était pas moins catégorique. « Encore un
coup de collier, disait-il du duc de Savoie ; nous le ren-
drons maître de l'Italie et il sera notre égal. » Ce que Mon-
tesquieu n'avait pas prévu, c'est qu'il était lui-même des-
tiné à servir une grande Prusse et une grande Italie, en
ouvrant la voie, par sa philosophie politique, aux révolu-
tions et aux constitutions qui devaient laisser la France
du XIX» siècle si démunie contre ses rivaux.
lo4 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'on comptait, mais sur l'intérêt commun
des deux États. Il était recommandé à
Ghoiseul de « saisir le milieu qu'il y a
entre une bonne foi aveugle et d'injustes
ombrages ». Enfin l'instruction se fermait
sur de sages 'paroles : l'alliance nouvelle
est comme tous les ouvrages humains. Elle
a ses défauts. Elle« embrasse trop d'objets
pour n'avoir aucun danger ». Aussi faut-il
en surveiller la marche, sans toutefois se
laisser dominer par l'idée des inconvénients
et des périls. « Il faut tout prévoir et ne
pas tout craindre. » Ainsi l'alliance autri-
chienne était réduite aux justes proportions
d'une affaire que l'opportunité conseillait
et où la France devait trouver son compte.
C'est un bien singulier phénomène
qu'une opération diplomatique conçue et
exécutée par des esprits aussi calculateurs
et aussi froids ait pris dans l'imagination
populaire le caractère d'une conjuration
entre les ténébreuses puissances du fana-
tisme, de la corruption et de l'immoralité.
FRANCE, PriUSSE, AUTRICITE 155
Plusieurs causes ont contribué à ce résul-
tat. La première de ces causes c'est que
les foules n'aiment pas les idées neuves.
Elles préfèrent les routes toutes tracées.
Elles sont pour la tradition, celle qui s'im-
pose par la force de l'habitude, au hasard,
que cette tradition soit bienfaisante ou non,
ou qu'elle ait cessé de l'être. La monarchie
française, en adaptant son système de poli-
tique extérieure à des conditions nouvelles,
se montrait manœuvrière et novatrice. Le
grand public ne la suivit pas, resta pares-
seusement dans l'ornière, attaché à un
passé mort. Peut-être eût-il fini par com-
prendre et par suivre le pouvoir si les con-
ducteurs de l'opinion (c'étaient les « philo-
sophes »), avaient été capables de l'éclairer.
Mais ils se trouvaient engagés dans la
même erreur par leurs idées, par l'amouf-
propre et par la position qu'ils avaient
adoptée. Fut-ce rencontre ou calcul ? Il se
trouva que le Hohenzollern, dont la poli-
tique tendait à la destruction du système
156 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
européen établi par le xvii^ siècle, fut un ami
et un protecteur pour les adeptes d'idées qui
elles-mêmes tendaient à renverser l'ordre
de choses existant. L'ambition des rois
de Prusse ne pouvait être satisfaite qu'au
prix d'un bouleversement total de l'Eu-
rope. L'alliance de leur politique avec le
mouvement philosophique d'où la Révo-
lution devait sortir s'explique par là. Dès
qu'un calculateur aussi pénétrant que Fré-
déric eut compris les avantages que com-
portaient pour lui les sympathies du libé-
ralisme français, il les cultiva assidûment
par des avances, des flatteries, où les
arguments trébuchants et sonnants ne
manquaient pas de renforcer la doctrine.
En outre protestants, grand titre auprès
des adversaires de l'Eglise, les Hohenzol-
lern devinrent ainsi les champions du libé-
ralisme européen. C'est plus qu'une grande
ironie, c'est le scandale de notre histoire
que le militarisme et l'absolutisme prus-
siens aient été adulés en France pendant
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 157
cent cinquante années comme l'organe et
l'expression de la liberté et des « idées
modernes » avant d'être proposés à l'hor-
reur et à l'exécration du monde civilisé au
nom des mêmes idées.
Ce culte insensé de la Prusse grandit
encore quand les principes un peu secs de
l'Encyclopédie se furent mouillés de ceux
de Rousseau. L'idée du droit naturel pré-
sentait les constructions de la politique, les
modestes abris de la diplomatie comme
autant d'entraves monstrueuses à la sou-
veraine bonté de l'homme tel qu'il vient au
monde, encore pur des corruptions de la
société. C'étaient les traités, les combinai-
sons, les inventions des rois et des aristo-
crates qui entretenaient les conflits, engen-
draient les guerres détestables : ainsi par-
laient le Contrai social et la doctrine rous-
sienne, dont Voltaire disait qu'elle donnait
envie de marcher à quatre pattes. Ou'oa
laissât faire les peuples, les races se former
en nations dans les limites fixées par la
158 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
nature, et l'humanité connaîtrait enfin la
paix. Frédéric qui avait bénéficié de la vogue
de l'Encyclopédie comme champion des
lumières, bénéficia de la vogue du Contrat
social comme champion du germanisme.
Des contemporains, des disciples de Rous-
seau, Raynal, Mably, dont les livres eurent
un succès immense (Napoléon P»" devait
s'en nourrir) répandirent le principe qui
allait devenir fameux sous le nom de prin-
cipe des nationalités. Dès lors, en France
et hors de France, la cause du libéralisme
et de la révolution et la cause des Hohen-
zoUern étaient liées. Et ainsi les philoso-
phes flattaient la passion misonéiste et la
simplicité de la foule. Ils paraissaient
« avancés », ils figuraient le progrès en face
des forces réactionnaires (Bourbons, Habs-
bourg) alors qu'en servant la cause de la
Prusse leur pensée enfantine et sommaire
préparait un retour de la barbarie et mé-
nageait à la civilisation et aux générations
à naître les plus sombres destinées.
FRANCE, PRUSSE. AUTRICHE 159
Le fait que les écrivains émancipateurs
du xviii^ siècle, en dépit de leurs préten-
tions à représenter les « lumières », n'ont
pas vu, ont refusé devoir le péril prussien,
est écrasant pour leur philosophie poli-
tique. Non seulement de pareils esprits de-
vaient exposer la France à des catastrophes
le jour oii ils en auraient le gouverne-
ment. Mais leur erreur même prouvait leur
inaptitude à comprendre la marche des
choses et à servir le progrès dont ils
s'étaient réclamés. En se retournant con-
tre la Prusse et en se rapprochant de l'Au-
triche, la monarchie française avait repré-
senté qu'il importait de « s'élever au-dessus
d'un préjugé de trois siècles ». Les phi-
losophes n'ont eu ni la vigueur ni la li-
berté intellectuelles nécessaires pour reje-
ter le poids de ce préjugé. Ils ont montré
la servitude de leur pensée, leur goût de la
routine. Ils ont été au niveau de la foule
ignorante et sans critique. Et c'est cette
foule qui devait expier plus tard ce péché
160 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
contre l'esprit. Les Français du xviii'' siècle,
qui méprisaient l'œuvre de nos rois et de
nos ministres, qui reconstruisaient le
monde sur des « nuées », n'ont pas assez
apprécié le bienfait de vivre en un temps
tel que le leur, ils n'ont pas connu le ser-
vice obligatoire et universel. Ils n'ont pas
su ce que c'était que l'invasion. A tous les
points de vue, lettres, arts ou commerce, ils
ont même profité, dans « l'Europe fran-
çaise », du prestige politique, de l'ascen-
dant conquis par les travaux de la royauté.
Et c'étaient eux qui se plaignaient ! Nous
aimerions les voir dans l'Europe de fer et
de sang qu'ils nous ont léguée !...
La coalition de la France, de l'Autriche
et de la Russie, celle dont la crainte devait
donner plus tard des a cauchemars » à
Bismarck, était si bien conçue qu'elle fail-
lit causer la destruction complète de la
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 161
puissance prussienne. Sans la mort de l'im-
pératrice Elisabeth, qui changea le cours
de la politique russe, Frédéric II succom-
bait. Par la paix qu'il signa en 1763 à Hu-
bertsbourg, il montra qu'il avait échoué à
prendre dans l'Empire la place qu'il con-
voitait. Mais il conservait la Silésie comme
nous conservions toutes nos positions con-
tinentales : la seconde guerre de Sept ans,
à ce point de vue, n'avait eu aucun résul-
tat, ne procurait à la France aucun avantage
matériel. C'est de nos jours seulement
qu'on a pu se rendre compte qu'en arrêtant
les progrès de Frédéric II en Allemagne,
en interdisant aux HohenzoUern de mettre
la main sur l'Empire, cette guerre n'avait
pas été tout à fait stérile. Mais elle avait
été profondément impopulaire. Tandis que
la France était en lutte contre le roi de
Prusse, l'opinion publique était prusso-
phile. A Paris, on faisait tout haut des
vœux pour Frédéric, on se réjouissait de
ses succès. Dans l'armée elle-même, plus
11
102 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
d'un officier, iiaïssant l'allié autrichien, ne
cachait pas ses sympathies pour l'adver-
saire : c'était le cas d'un futur ministre de
la Révolution, Dumouriez. Et puis, la
guerre maritime avec l'Angleterre, qui
s'était développée parallèlement à la guerre
continentale, s'était terminée par un dé-
sastre. L'opinion, en réalité, s'intéres-
sait peu aux colonies, témoin le mot fa-
meux de Voltaire sur les « arpents de
neige » du Canada. Le traité de Paris fut
pourtant ressenti avec vivacité. On en fit
retomber la responsabilité sur la politique
autrichienne. La nouvelle alliance était
cause de tout le mal, ceux qui l'avaient si-
gnée étaient coupables de trahison. Cette
idée, si neuve, que le roi, héritier de ceux
qui avaient fait la France, avec qui la France
n'avait formé jusque-là qu'un corps et une
âme, pût devenir suspect de trahison, cette
idée s'élevait pour la première fois dans
les esprits. L'échafaud de Louis XVI et ce-
lui de <( l'Autrichienne » pouvaient dès
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 163
lors apparaître à d'autres qu'au thauma-
turge Cagliostro.
Par l'effet de ce malentendu qui, avec
l'aide du temps, était destiné à croître, la
tâche du gouvernement devint singulière-
ment lourde. Les complications, les obs-
curités dont s'entoure la politique exté-
rieure de Louis XV dans la dernière partie
de son règne, naissent de la difficulté que
le roi éprouve à manœuvrer au grand jour.
Il y a désormais, non seulement dans l'opi-
nion publique, mais dans les ministères et
jusqu'auprès du trône, un parti, le parti
prussophile, qui blâme, se moque, refuse
son adhésion, marchande son concours, qui
même peut-être (la bonne intention, la cer-
titude qu'on a la vérité pour soi justifiant
tout) ne verra pas de mal à découvrir au
bon ami de Berlin les projets du gouver-
nement. Ainsi le roi se trouve entraîné à son
fameux « secret » : c'est la conclusion à
laquelle arrive l'historien qui en étudie sans
parti pris les directions et le mécanisme.
164 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Mais, avouée ou secrète, la politique
de la monarchie est désormais frappée de
suspicion. Quoi qu'elle tente, elle n'effacera
plus l'impression laissée par le « renverse-
ment des alliances », et l'année 1756 reste
la date critique de notre histoire nationale.
La politique étrangère de Louis XVI et
de Vergennes est la plus honnête, la plus
raisonnable, la plus prévoyante, la plus
nationale qui se puisse faire. 11 y avait
eu, à l'origine, des exagérations dans le
sens autrichien; elle les corrige. Elle prend
sur mer une éclatante revanche sur l'An-
gleterre et retrouve une part de nos colo-
nies. En Europe, tous les éléments capables
de troubler l'équilibre sont observés de
près. A aucun moment la diplomatie fran-
çaise ne s'est élevée à une conception plus
haute et plus nette du rôle que les traités
de Westphalie avaient donné à notre pays.
D'ailleurs, une surveillance plus attentive
que jamais est nécessaire. Les problèmes
continentaux s'étaient compliqués au milieu
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 165
du xviii^ siècle des rivalités coloniales*.
Sous Louis XVI, c'est par rapport à la
question d'Orient qu'il faut en outre ré-
soudre les difficultés : Vergennes a cette
grande intuition et pose les bases de la
méthode à suivre. Rien n'y fait, le charme
est rompu. La France ne comprend pas.
Sans le grand coup de folie de la Révo-
lution, la route de la France était toute tra-
cée : c'est ce qu'un esprit comme celui de
Renan a entrevu à de certaines heures,
avec le sentiment de l'erreur commise. En
Allemagne, surtout, il suffisait de tenir la
main au respect de l'équilibre et d'utiliser
ce droit de « garantie » que le traité de 1648
réservait à la Couronne de France et qui
n'était ni aussi «insuffisamment défini » ni
1. A ce propos il est bien curieux que, lorsqu'on parle
du Canada et de l'Inde perdus par Louis XV, on ne parle
jamais de l'Amérique perdue par le régime parlementaire
anglais à la suite du concours que Louis XVI a prêté à la
révolution américaine. Cela s'appelle pourtant une belle
réparation du traité de Paris et en vingt années juste (1763-
1783).
166 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
aussi inefficace qu'on l'a dit, jusqu'en 1779,
àTeschen, l'intervention de notre pays bri-
sait net un retour offensif de Frédéric II en
Allemagne. Tout au bord de la Révolution,
les magistrales instructions du baron de
Breteuil, notre ambassadeur à Vienne, cel-
les du comte d'Esterno, plénipotentiaire à
Berlin, manifestent la clarté et la solidité
des vues que la monarchie française je-
tait sur les affaires allemandes. L'alliance
autrichienne, on la tient dans le condition-
nel et le relatif. Ce qui est, ce qui de-
meure absolu, c'est le principe que nul ne
doit dominer en Allemagne et que le roi
de France reste le protecteur des libertés
germaniques. C'est sur cette base immua-
ble qu'a été conclue l'alliance avec l'Autri-
che. Car il ne doit pas être permis à l'Au-
triche, même alliée, plus qu'il ne l'est à la
Prusse, de rien faire qui tende à abolir ni
à ébranler les principes posés par le traité
de Westphalie. Ce traité est éternel comme
l'est aussi la garantie de la France, « un
FRANCE, PRUSSE, AUTRICHE 167
des moyens les plus efficaces qu'elle ait pu
employer pour contenir l'ambition et l'in-
quiétude des grandes puissances de l'Alle-
magne ». Cette ambition, cette <( inquié-
tude », — ainsi appelait-on le délire des
Germains, le furor îeutoniciis^ — ne con-
nurent plus d'obstacleà partir du jour où,
par la Révolution, les barrières des traités
de Westphalie furent abattues.
C'était le travail de plusieurs siècles qui
allait être gâché. C'était une période nou-
velle, une période de régression qui s'ou-
vrait pour la France et pour le monde eu-
ropéen.
CHAPITRE IV
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE PRÉPARENT
l'unité ALLEMANDE
A force de regarder la Révolution tantôt
comme le principe suprême du bien et tan-
tôt comme le principe suprême du mal, tan-
tôt comme une régénération complète delà
société, comme l'avènement d'une ère nou-
velle dans l'histoire des hommes, et tantôt, à
l'opposé, comme une œuvre de l'enfer, on a
fini par répandre l'illusion que la date de
1789 avait, par le pouvoir d'une baguette
magique, marqué une séparation complète
entre deux époques. On a pris l'habitude de
considérer qu'entre l'ancien régime et le
régime révolutionnaire il n'y avait pas eu
de communication, qu'un brusque coup de
170 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
théâtre avait subitement fait paraître des
idées, des situations et des hommes entiè-
rement inconnus. Cette vision puérile, qui
a longtemps dominé en France, a rendu
inintelligibles la plupart des circonstances
de la Révolution et le cours que cette révo-
lution a suivi.
L'histoire ne connaît pas la parthénoge-
nèse, et la continuité est sa grande loi. Par
sa complexité même, par la masse des élé-
ments qu'elle meut, la politique est comme
lanature: ellene procède pas par bonds. La
prise de la Bastille, qui apparut dans la suite
comme un symbole et n'avait été que l'en-
treprise de quelques émeutiers peu recom-
mandables, n'avait détourné ni Louis XVI
d'aller à la chasse ni les Parisiens d'aller au
spectacle ce jour-là. Ellen'avaitpas davan-
tage etnpêché les événements de suivre leur
cours dans le reste du monde, ni fait table
raseen Europe. Si l'on regarde la Révolution
non plus en elle-même, non plus comme
une apparition messianique ou comme un
LA RÉVOLUTION ET l'ÈMPIRÈ 171
monstre de l'Apocalypse, mais dans ses
rapports avec les intérêts, les tendances,
les impulsions, les habitudes, les positions
prises, les affaires en cours et les parties
engagées au milieu desquelles elle est sur-
venue, l'événement se réduit à ses propor-
tions justes et la suite en est rendue expli-
cable. Sinon c'est une mêlée furieuse et
confuse dont l'esprit perd le fil. 11 devient
alors plus court d'en juger les péripéties
au point de vue apologétique et moral. De
là, entre Français, un nouveau sujet de di-
visions et de querelles, qui tombent d'elles-
mêmes dès que l'on a saisi les forces di-
verses dont le jeu a entraîné si loin les
acteurs de la Révolution.
Au moment oii Louis XVI convoqua les
Etats Généraux, ily avait beaucoup de ques-
tions pendantes en Europe ; la plus naïve
des illusions consiste à s'imaginer que le
monde européen ait retenu son souffle en
regardant les merveilles qui s'accomplis-
saient à Paris. Affaires d'Orient, affaires de
172 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Pologne, affaires des Pays-Bas préoccu-
paient les gouvernements. Ils virent tout de
suite les événements de France comme un
facteur nouveau qui s'offrait à leur politique
et ils ne s'en montrèrent pas émus. En
effet, ni les révolutions ni les chutes de
monarchies n'étaient chose nouvelle en Eu-
rope et l'étranger n'avait pas de raison de
s'étonner que la France passât par où
avaient passé avant elle l'Angleterre, les
Pays-Bas, le Portugal, la Suède, la Pologne,
l'Amérique, etc. Les révolutions étaient un
phénomène dont on s'offusquait si peu, que
les monarchies les appuyaient parfois quand
elles ne les avaient pas fomentées. Louis XIV
donnait la recette au dauphin lorsqu'il lui
enseignait comment il avait lui-même sou-
tenu les restes de la faction de Cromwell,
fourni des subventions aux républicains de
Hollande et soulevé les Hongrois contre
l'Empereur. LouisXVI encore avait appuyé
les insurgés américains, et l'Angleterre, —
le fait est acquis aujourd'hui, — ne man-
i
I
LA RÉVOLUTION ET L^EMPlRE 173
qua pas, en 1789, de lui rendre la pareille.
P armi les gouvernements étrangers, les uns
accueillirent donc lesévénementsdeF'rance
avec égalité d'âme, les autres avec satisfac-
tion, au point que, selon un mot de M . Wad-
dington, le roi de Prusse « allait faire des
vœux pour la perpétuité des troubles révolu-
tionnaires ». On lit encore dans le Manuel
de politique étrangère de M. Emile Bour-
geois, qui condense sur beaucoup de points
les conclusions définitivement obtenues par
l'école historique contemporaine : « Les po-
litiques du xYiif siècle ne se guidaient pas
par des raisons de sentiments. A l'endroit
de la Révolution française, ils n'éprouvaient
ni bienveillance, ni hostilité véritable. Ils
la jugeaient comme un fait, et d'après l'opi-
nion qu'on se faisait dans leur monde et
parmi leurs devanciers des faits du même
genre. Ils se rappelaient l'Angleterre écar-
tée pendant tout le xvii*' siècle des affaires
européennes par des discordes civiles, la
Hollande asservie à sa voisine par la lutte
174 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
desstathouderset des États. » A la nouvelle
des événements de Paris, l'idée qui se pré-
senta à tout ce qui gouvernait en Europe
fut que les embarras du roi de France
étaient les bienvenus. Tel calcula qu'il
aurait désormais les mains libres en Alle-
magne, cet autre en Pologne, ce troisième
sur les mers. Et chacun se mit en mesure
d'adapter sa politique à la crise intérieure
de France.
Mais, d'autre part, dans la France elle-
même, la vie continuait. Pas plus à ce mo-
ment qu'à un autre on ne vit des hommes
entièrement nouveaux prendre la place des
anciens occupants : Thiers a remarqué, en
racontant les péripéties de la restauration
monarchique de 1814, que ces événements
s'étaient déroulés devant la même toile de
fond quel'Empire, le Consulat, le Directoire
et la Terreur. Par l'effet naturel de la len-
teur avec laquelle les générations se suc-
cèdent les unes aux autres, par la grada-
tion insensible des âges, on voit à toutes
LA RÉVOLUTIOiN ET l'eMPIRB 175
les époques des vieillards et des hommes
mûrs collaborer avec de plus jeunes hom-
mes, et, par l'influence que donnent l'ex-
périence des affaires et l'autorité acquise,
les idées et les sentiments de la période
antérieure s'imposent encore après que
les institutions et les mœurs semblent
avoir subi une transformation complète.
Pour comprendre la politique de la Révo-
lution, il faut tenir avant tout le plus grand
compte de ce fait que les hommes auxquels
elle dut sa direction initiale et le coup de
barre qui allait marquer sa route pour vingt-
cinq ans, apportaient des idées et des pré-
jugés formés sous l'ancien régime. Ces
Français étaient directement sous l'in-
fluence de l'opinion qui avait régné une
vingtaine d'années plus tôt. Ils représen-
taient le mécontentement qui s'était mani-
festé à la fm du règne de Louis XV, et c'est
à ce mécontentement-là qu'ils devaient
avoir tendance naturelle à obéir. Des deux
hommes qui, en 1792, ont engagé la Révo-
17G HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lution et la France dans une voie si fatale,
l'un, Dumouriez, avait à cette date cin-
quante-trois ans, l'autre, Brissot, en avait
trente-huit. Tous deux étaient nés au monde
intellectuel au moment oii, comme nous
l'avons vu, la France était entrée en désac-
cord avec la monarchie au sujet des al-
liances. Avec tout l'ensemble du grand
public, ils s'étaient nourris de la passion
anti-autrichienne et prussophile. Arrivés
au pouvoir, c'est cette passion, la grande
passion de leur âge ardent, celui où se for-
ment toutes les idées de l'âge mûr, qu'ils
eurent à cœur de satisfaire.
C'est en ce sens qu'il faut entendre le
« principe de continuité » dont Albert So-
rel, dans le grand ouvrage historique qui a
fait sa réputation, a établi qu'il était la loi et
le principe directeur de la Révolution fran-
çaise. A la vérité, la Révolution, dans son
œuvre européenne, n'a pas continué l'an-
cien régime : elle a prétendu le continuer
en le corrigeant. Elle a voulu, par le plus
LA RÉVOLUTION ET L^'eMPIRE 177
curieux des phénomènes, revenir aux pures
traditions de la politique française, alté-
rées par les deux derniers rois depuis le
renversement des alliances. En ce sens, la
Révolution a été réactionnaire. A quel point
la date de 1756 en domine le cours, c'est
ce qui apparaît nettement par le texte fa-
meux où le Comité de Salut public décla-
rait : « Depuis Henri IV jusqu'à 17 56,
les Bourbons nonl pas commis une seule
faute majeure, » C'est en 1756, par le traité
de Versailles et l'alliance avec la maison
d'Autriche, que la « faute majeure » avait
été commise. Cette « faute », la Révolution
triomphante prenait à tâche de la réparer.
Il importe de se représenter que la
France, en 1792, était officiellement l'alliée
de l'Autriche, aussi officiellement qu'elle
est aujourd'hui l'alliée de la Russie. Mais
cette alliance était impopulaire. Elle était
attaquée de toutes parts et réunissait contre
elle les forces de sentiment. Bien entendu,
des raisonnements politiques ne man-
12
178 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
qtlaient pas de venir justifier les répugnan-
ces sentimentales. Pour engager la guerre
contre l'Autriche, les Girondins se servi-
rent d'arguments présenté!^ par des hom-
mes du métier. Les écrits de Favier fixè-
rent la doctrine: et Favier, sous Louis XV,
avait appartenu à la diplomatie, il avait
même fait partie dti personnel employé pat
(( le secret du roi ». Une certaine connais-
sance des choses européennes, un habile
emploi dû langage diplomatique confé-
raient de l'autorité à Favier lorsqu'il par-
lait de r « aberration de notre système po-
litique de 1756 », lorsqu'il exposait que,
quelles qu'eussent été les défections et les
déloyautés de Frédéric, un « intérêt com-
mun » assemblait la France et la Prusse
contre les Habsbourg. Ce sont les argu-
ments de Favier que Michelet reproduit
purement et simplement dans son Histoire
lorsqu'il écrit, après avoir raconté le ren-
versement des alliances, « dès lors l'Au-
triche aura l'Allemagne ». Oii était l'aber-
LA RÉVOLUTION ET l'ESIPIRE 179
ration véritable, c'est ce que l'événement a
montré, puisque l'Allemagne, après n'avoir
été si longtemps à personne, a fini par tom-
ber, en suite des erreurs de la Révolution,
sous la domination de la Prusse.
L'école historique contemporaine, élevée
avec Sorel à une irréprochable impartia-
lité, n'a rien laissé subsister de la légende
d'après laquelle les rois se seraient coali-
sés contre la Révolution pour rendre aux
Bourbons leur autorité. Par une « au-
guste comédie », la coalition avait invo-
qué le prétexte de la légitimité, en se dé-
sintéressant complètement du sort de
Louis XVI et de Marie-Antoinette : on sait
que la Convention, malgré plusieurs ten-
tatives, ne réussit pas à obtenir l'échange
de la reine. La vérité est que la coalition
se servit, mollement d'ailleurs, quand ce
ne fut pas maladroitement, de l'argument
180 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
contre-révolutionnaire, en sorte que les
républicains, après avoir proclamé la
guerre aux tyrans, ne tardèrent pas à né-
gocier avec eux. La règle des rois dans
leurs rapports avec la Révolution fut celle
de « l'égoïsme sacré ». C'est la pensée que
traduisait l'empereur Léopold, le frère de
Marie-Antoinette, lorsqu'il écrivait sans
ambages : « Il ne s'agit pas de faire une
guerre à la France, de prodiguer notre or
et notre sang pour la remettre dans son
ancien état de puissance. »
La vérité est aussi que la Révolution a
cherché la guerre. C'est elle qui l'a provo-
quée. C'est de propos délibéré que l'Assem-
blée législative a déclaré la guerre à l'Au-
triche. Jean Jaurès, dans son Histoire
socialiste^ a insisté sur la responsabilité de
Brissot et des Girondins et les a couverts
de sa réprobation pour avoir détourné la
Révolution de son cours et introduit l'Eu-
rope dans un conflit de vingt-trois ans.
Mais la Révolution pouvait-elle être paci-
I
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 181
fique ? Pouvait-elle même se faire si elle
conservait la paix ? Mirabeau pressentait
l'avenir, comprenait la logique des événe-
ments lorsqu'il adjurait la Constituante
d'armer la France : « Voyez les peuples
libres, disait-il prophétiquement, c'est par
des guerres plus ambitieuses, plus bar-
bares qu'ils se sont toujours distingués.
Croyez-vous que des mouvements passion-
nés, si jamais vous délibérez ici de la
guerre, ne vous porteront jamais à des
guerres désastreuses ? » Ces mouvements
devaient se produire le jour où des ora-
teurs feraient appel aux passions de l'opi-
nion publique, le jour où, les institutions
nouvelles ayant livré la politique extérieure,
comme le reste, aux intrigues et aux des-
seins des partis, aux visées des ambitieux,
au caprice des assemblées et de la foule,
la question des rapports avec l'étranger ne
serait plus réglée d'après les intérêts de la
France, mais d'après des sentiments et des
théories d'une simplicité propre à flatter
182 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
à la fois l'esprit de système et les penchants
de la démocratie.
L'année 1792, jusqu'à la déclaration de
guerre du 20 avril, fut remplie par la résis-
tance désespérée que la monarchie, fidèle
à sa haute fonction de gardienne de l'in-
térêt national, opposait à la volonté bel-
liqueuse de l'Assemblée et de l'opinion :
dernière phase d'un combat pathétique
entre l'aveuglement et l'intelligence. Repré-
sentée par un roi médiocre, la royauté n'en
continuait pas moins d'être, selon l'image
de Renan, le cerveau de la nation, tandis qu'il
ne pouvait s'accumuler plus d'erreurs, d'il-
lusions et de faux calculs que n'en commet-
tait l'Assemblée, approuvée et excitée par
l'enthousiasme des tribunes. Sur les dis-
positions de la Prusse et de l'Angleterre,
sur les ressources de l'Empereur, sur la
préparation militaire delà France, Brissot
et ses amis erraient lamentablement, se
payaient de mots, d'ailleurs couverts d'ap-
plaudissements. Etrange renversement des
LA RÉVOLUTlOiN ET l'eMPIRE 183
rôles que cent ans d'apologétique révolu-?
tionnaire attribuent pourtant aux deux élé-
ments en présence, la démocratie qui naît
et la royauté qui succombe ! La raison,
l'esprit critique, la méthode expérimentale
sont chez les Bourbons et chez quelques
aristocrates de la naissance ou de l'esprit
(Rivarol, Mallet du Pan) qui les entourent
encore et qui, plus ou moins partisans des
idées nouvelles, ont gardé la notion de la
chose publique. Le fanatisme, la plus plate
routine, la sujétion à des formules apprises
sont le lot, au contraire, de ces orateurs
brillants, de cette foule acharnée à prépa-
rer son propre malheur.
1792 marque essentiellement un recul
de cinquante années. On revient d'enthou-
siasme à la première guerre de Sept ans.
Dumouriez recommence Belle-Isle et i^e-
produit le geste héréditaire contre la mai-^
son d'Autriche. Ce sont les Bourbons qui
ne comprennent plus rien h la politique de-
puis 1756 : vous allez voir ce que la Révolu-
184 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
tion va faire. Et si le roi s'obstine à respec-
ter le traité de Versailles, l'alliance « hors
nature » avec les Habsbourg, sa trahison
sera consommée. Car la Révolution et la
haine de l'Autriche sont inséparables. Les
deux idées sont étroitement liées. « La
rupture de l'alliance est aussi nécessaire
que la prise de la Bastille », dit en 1792
un membre du Comité diplomatique. Et
Custine : « Pour être libres, il faut détruire
la maison d'Autriche. » « L'alliance de
1756 est incompatible avec la constitution
française », dira Brissot. Et plus tard Du-
mouriez : « J'ai rempli mon devoiren rom-
pant le traité de Vienne, source de tous
nos maux. » Véritable obsession chez ces
esprits qui se croient émancipés. En même
temps, ils persistent dans leurs illusions à
l'égard de la Prusse, toujours considérée
comme l'alliée naturelle de la France.
Ephraïm, l'agent de Frédéric-Guillaume
à Paris, signalait en 1790 La Fayette, Bar-
nave, la plupart des chefs du mouvement
LA RÉVOLUTION ET L^EMPIRE 185
révolutionnaire comme « chaudement por-
tés pour l'amitié prussienne ». La tribune
des Assemblées n'a cessé de retentir de
l'éloge de Frédéric II et des HohenzoUern.
Bien mieux : à qui les hommes de la Révo-
lution, résolus à partir en guerre contre
l'Autriche, avaient-ils offert le commande-
ment de nos troupes ? Au duc de Bruns-
wick lui-même, à celui qui devait, quel-
ques mois plus tard, entrer en France
précédé de son fameux manifeste. Et l'on
avait songé à Brunswick, parce que, parent
des HohenzoUern, on le regardait comme
un ami de la France. Quelle déception lors-
qu'on vit le roi de Prusse s'allier au Habs-
bourg, comme l'Angleterre libérale, sur la
bienveillance de laquelle on avait compté,
et se lancer à la curée ! Un document diplo-
matique parlait alors avec naïveté de la
u liaison contre nature que S. M. Impériale
venait de former avec le roi de Prusse ». Et
Dumouriez plaidait encore pour le Hohen-
zoUern quand les soldats de celui-ci avaient
186 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
déjà passé la frontière. « C'est Léopold
qui a animé contre la France le successeur
de l'immortel Frédéric », déclarait-il à l'As-
semblée. Cette prédilection pour la Prusse,
l'entretien de relations constantes avec elle,
contribuent à expliquer la brusque retraite
prussienne après la canonnade de Valmy.
(y Revenir aux grandes traditions fran-
çaises fut le rêve de son cœur de Français »,
a-t-on dit de Dumouriez. Ces traditions,
c'était la haine de l'Autriche et le culte de
la Prusse. Et cette idée fixe d'un retour
au passé, d'une restauration de l'ancienne
politique, devait pousser logiquement aux
supr.èmes conséquences révolutionnaires :
la tête de ce roi qui ne veut pas revenir aux
« grandes traditions » sera tranchée. L'ac-
cusation de haute trahison ne tardera pas
à être lancée contre lui. Déjà, les hommes
qui méditent la République aperçoivent
dans la résistance de Louis XVI à la guerre
le moyen de faire naître l'occasion où la
royauté succombera.
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 187
Du jour où fut lancée l'idée, aussitôt
populaire, d'une guerre contre la maison
d'Autriche, tout soupçon de fidélité à l'an-
cienne alliance devint mortel. Louis XVI,
aidé du ministre des Affaires étrangères
Lessart, s'opposait de toutes ses forces à
cette aventure. Bienfaisante opposition :
c'est elle qui a sauvé la France en retar-
dant les hostilités jusqu'au jour où elle
eut des troupes à peu près constituées à
mettre en ligne. « Devant une armée désor-
ganisée sous le régime de Duportail, les^
coalisés, au lieu d'être arrêtés à Valmy , eus-
sent pris la route de Paris, et la France n'eût
revu la paix qu'humiliée, démembrée... »
« Et encore enchaînée, » ajoute l'historien,
de l'école de M. Aulard, et ardent pour
la Révolution, à qui sont dues ces lignes.
Ainsi il n'eût tenu qu'à Louis XVI (s'il
eût, comme on l'en a accusé, voulu acheter
l'écrasement du mouvement révolution-
naire au prix de la défaite de la France),
de précipiter la guerre selon les vœux
188 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de la Législative, au lieu de la retarder.
Le jour où Lessart fut décrété d'accu-
sation et envoyé en haute cour pour ce
qu'on appelait sa faiblesse à l'égard de l'Au-
triche, ce jour-là marqua le commencement
de la Terreur. Lessart devait être massacré
dans les journées de septembre : s'attirer
la qualification d' « autrichien » devenait la
menaceentre toutes redoutable. Le« cabinet
autrichien » fut renversé pour faire place
à un cabinet patriote. Le « comité autri-
chien » des Tuileries fut dénoncé comme
coupable de complot contre la patrie. Et
l'accusation atteignait le roi, atteignait
la reine, la sœur de l'Empereur, née chez
l'ennemi héréditaire, 1' « Autrichienne »,
pour tout dire d'un mot qui devait lui coûter
la vie. Dans le procès de Lessart, Ver-
gniaud, pour la première fois, lança la ter-
rible insinuation contre la famille royale :
« De cette tribune 011 je vous parle, s'écriait-
il à l'Assemblée, on aperçoit le palais oii
des conseillers pervers égarent et trompent
LA RÉVOLUTION ET L^EMPIRE 189
le roi que la Constitution nous a donné,
préparent les manœuvres qui doivent nous
livrer à la maison d'Autriche. Je vois les
fenêtres du palais où l'on trame la contre-
révolution ». Autriche, contre-révolution,
les deux idées sont dès lors associées...
Il n'y a sans doute pas de Français, si
royaliste soit-il, qui ne se sente gêné lors-
qu'il apparaîtqu'unefoisla guerre déclarée
à TAutriche, la cour de France a continué
ses relations avec la cour de Vienne. Il faut
un peu de réflexion pour se dire qu'aux Tui-
leries l'Autriche ne cessait pas d'être con-
sidérée comme une alliée, qu'on n'y con-
naissait pas d'ennemis à Vienne et qu'une
guerre, dans ces conditions, paraissait une
absurdité désastreuse. Pour fixer les idées,
imaginons qu'une Chambre animée de
passions subversives ait, au mois d'avril
1914, voulu rompre l'alliance franco-russe
et décrété une guerre de principe contre la
Russie autocratique. M. Poincaré et un
certain nombre d'hommes d'État républi-
490 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
cains se fussent opposés à cette folie. Ils
eussent maintenu leurs bonnes relations
avec les alliés de Pétrograd. Si le mou-
vement révolutionnaire en France eût pris
une allure dangereuse, ils eussent sans
doute trouvé naturel de rechercher auprès
de l'empereur Nicolas un appui contre
l'anarchie. Voilà comment les choses se
sont passées pour Louis XVi et pour l'Au-
triche : quelques imprudences de langage
de Marie-Antoinette n'y changent rien et
l'accusation de trahison est absurde. Marie-
Antoinette eut le tort des femmes qui se
mêlent de politique sans en parler le lan-
gage, qui la transposent tout de suite dans
le domaine du sentiment et qui la peignent
des couleurs de la passion. Etaient-ce des
traîtres, voulaient-ils livrer la France à l'en-
nemi, ces révolutionnaires modérés, ces
constitutionnels comme les frères Lameth
qui s'étaient assis au fameux « comité
autrichien » ? Leur plan a été défini de la
manière suivante par un historien qui n'est
LA RÉVOLUTION ET l'emPIRE 191
ni hostile à la Ilévolution ni même mêlé à
nos querelles* : «. Ils s'étaient entendus
avec TEmpereùr, estimant que, comme allié
de la France, il avait tout intérêt au réta-
blissement de l'ordre et à la fin de la Révo-
lution dont l'Angleterre et la Prusse seules
profitaient. Ils s'étaient opposés de toutes
leurs forces à la guerre, et, celle-ci une fois
déclarée, avaient essayé, non de livrer la
France à l'ennemi, mais de lui rendre la
paix au moyen de négociations avec l'Em-
peretir, de lui assurer la tranquillité, un
régime stable, et son ancienne puissance
en frappant, avec l'appui moral de la cour
de Vienne, les ultras des deux côtés. »
Louis XVI ni Marie-Antoinette n'ont eu
d'autre intention, d'autre désir, d'autre
calcul que ces hommes du juste-milieu.
Les Girondins connurent à leur tour l'a-
mertume d'être accusés de haute trahison
1. C'est un étranger, M. Gœtz-Bernstein, auteur d'une
étude 8ur la Diplomatie de la Gironde (1912).
192 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lorsque Dumouriez, leur grand homme, fut
passé aux Autrichiens. Désormais, sur la
destinée de la Révolution, sur le cours de
sa politique, sur les tendances et les déci-
sions de sa diplomatie, et, par conséquent,
sur le sort de la France, pèseront et une
préférence invincible pour la Prusse et, en-
vers l'Autriche, une inimitié accrue des ran-
cunes de nos guerres civiles, de l'exécration
vouée à la puissance qui symbolisait la cause
des prêtres et des rois. Gomme Dumouriez
et comme Brissot, Danton appellera la
Prusse (( notre alliée naturelle ». C'est avec
la Prussequela Révolution, inconsolable du
malentendu de 1 791 , cherchera à s'entendre,
c'est la Prusse qu'elle tâchera de détacher
de la coalition. Le Comité de Salut public
enverra ces instructions à Barthélémy pour
la paix de Baie : « Il est temps que l'Alle-
magne soit délivrée de l'oppression de l'Au-
triche et que cette maison, dont l'ambition,
depuis trois siècles, a été le fléau de l'Eu-
rope, cesse d'en troubler le repos. En médi-
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 193
tant bien l'état de l'Europe, tu auras sûre-
ment reconnu que la Prusse et la France
doivent se réunir contre l'ennemi commun.
C'est le but principal de la négociation,
celui auquel tu dois tendre. » Avec plus
de naïveté encore, dans une autre circons-
tance, le comité avait dit : « Nous persis-
tons à vouloir que le premier allié de la plus
puissante République du monde soit le plus
puissant monarque de l'Europe. » Et si le
roi de Prusse refuse, s'il s'obstine, qu'il
prenne garde : on le brisera. Napoléon se
flattera un jour d'exécuter la menace.
Avant d'épouser une Habsbourg, Napo-
léon, continuateur et surtout réalisateurdes
idées révolutionnaires, avait montré dans
toute sa force le préjugé anti-autrichien.
Le maître qu'eut la France au début du
xix^ siècle avait formé son esprit dans les
dernières années de l'ancien régime. L'ar-
deur que le goût de l'opposition et des nou-
veautés communique à la jeunesse a mar-
qué de son feu la politique de l'homme
13
194 HIStOIRE DE DEUX PEUPLES
mûr. Napoléon qui, en Egypte, avait em-
porté Raynal parmi ses auteurs favoris, a
été animé, à l'égard de l'Autriche, de la
même pensée queBrissot en 1792. C'est lui
qui a prononcé un jour ce mot singulier,
si grave : « La Révolution devait venger la
Prusse de la guerre de Sept ans soutenue
par Frédéric contre la monstrueuse alliance
de la France et de l'Autriche. » Après Aus-
terlitz, l'Autriche vaincue, la popularité de
Napoléon en France fut à l'apogée. Le peu-
ple français crut que la vieille œuvre natio-
nale, l'œuvre entreprise sous François V%
avait reçu son achèvement. De cette victoire,
des émigrés firent dater leur ralliement à
l'Empereur : ce devait être pour Las-Cases
l'origine d'un dévouement légendaire. Et
Napoléon lui-même savait bien ce qu'il
avait fait en dirigeant ses coups contre
l'Autriche, en refusant d'écouter Talleyrand
qui lui conseillait de ménager cette puis-
sance. En 1805, exposant à Haugwitz les
raisons pour lesquelles il tenait à l'amitié
I
LA RÉVOLUTION ET L^EMPIRE 193
de la Prusse, il lui représentait qu'un rap-
prochement entre la France et l'Autriche
serait la chose la plus facile du monde.
Seulement, ajoutait-il par un mot révéla-
teur, « cette alliance n'est pas du goût de
ma nation, et, quant à celui-1^, je le con-
sulte plus qu'on ne pense w. Napoléon flat-
tait à ce point « le goût de la nation », la
grande passion de 1792, en écrasant l'Au-
triche, que quand, naguère, un antimilita-
riste célèbre voulut « planter le drapeau
dans le fumier », un vétéran de la démo-
cratie, M. Camille Pelletan, lui reprocha
d'avoir choisi le drapeau de Wagram, sym-
bole des victoires de la liberté sur les puis-
sances de réaction.
Ainsi la Révolution et l'Empire préten-
daient mieux faire que la monarchie, ou
plutôt restaurer dans sa pureté l'ancienne
ma politique nationale et royale antérie ure à
I
196 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
1756. C'est en ce sens qu'on a pu dire que
la Révolution avait « continué » l'ancien
régime. Elle l'a continué, sans doute, mais
à contre-sens, entêtée dans la lettre d'une
tradition dont elle ne comprenait pas l'es-
prit. Par elle fut compromise de la manière
la plus grave l'œuvre accomplie, gâché le
résultat des efforts heureux poursuivis par
plusieurs générations de Français. Dans
le réseau subtil et complexe des traités de
Westphalie, elle jeta son principe unitaire.
Par son propagandisme, elle éveilla en
Allemagne l'idée de nationalité. Par ses
annexions brutales et sans mesure, par les
vexations de la guerre et de la conquête, elle
fit oublier le règne pacifique de l'influence
et de la civilisation françaises, engendra
des besoins de vengeance. Elle accomplit,
en résumé, tout ce qu'il fallait éviter avec
le plus de soin pour ne pas unir les Alle-
mands contre nous, ne pas ressusciter pour
la France le péril d'une grande Germanie.
Toute la politique de la monarchie avait
LA RÉVOLUTION ET L^'eMPIRE 197
tendu à diviser l'Allemagne et à la main-
tenir dans une dispersion anarchique. De
la mosaïque, la Révolution et l'Empire ras-
semblèrent les morceaux. Les révolution-
naires, et Napoléon, leur frère en esprit,
s'offusquaient de la confusion créée par les
traités de Westphalie. Cette confusion, ad-
mirée par Oxenstiern, leur parut hideuse,
choqua leur manie de l'unité. Dans les
libertés germaniques, dans la bigarrure des
principautés et des villes libres, ils virent
des survivances féodales, odieuses. « Nous
ne comprenons rien aux intérêts du Corps
germanique, disait Sieyès au prussien Ger-
vinus ; c'est un chaos qui ne nous présente
pas une idée nette et juste. » Surtout Sieyès
ne comprenait pas que ce chaos avait été
conçu dans l'intérêt de la France et pour
le repos de l'Europe. Le fameux fabricateur
de Constitutions n'eut de cesse qu'il n'eût
mis sur pied un nouveau plan de l'Alle-
magne, élaboré « une fédération nouvelle,
constituée plus sainement et plus vigoureu-
198 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
sèment que celle que le hasard avait formée
dans les siècles gothiques ». Pour que
Sieyès attribuât au « hasard » l'œuvre très
réfléchie de Richelieu et des politiques du
XVII'' siècle, il fallait que ces « grandes tra-
ditions » auxquelles on se vantait d'être re-
tourné fussent singulièrement méconnues.
En effet, Sieyès défaisait avec conscience
tout ce que les traités de Wesphalie avaient
établi. Il unissait ce qu'ils avaient divisé.
Il annonçait surtout la politique qui devait
être celle des Napoléons, la politique des
(( grandes agglomérations », dont la Con-
vention et le Directoire avaient jeté les bases
en achetant l'extension territoriale de la
France sur le Rhin au prix de « compen-
sations » données aux principales puis-
sances germaniques. Cette politique pré-
cipitait les étapes, mettait les bouchées
doubles : elle annexait, mais trop vite,
d'une façon précaire, imprudente et coû-
teuse, sans calculer les contre-coups de
l'opération. Tout ce que l'expérience avait
199
déconseillé à la diplomatie de l'ancien ré-
gime, la diplomatie du régime nouveau le
reprenait comme des inventions de son
génie. Un agent de la monarchie, formé
à l'école de Vergennes et qui avait con-
tinué de servir la France après la mort
de Louis XVI, Barthélémy, prévoyait
presque seul ce qui devait sortir de cet
agrandissement des plus forts aux dépens
des faibles. «Alors, » disait-il, mais en vain,
(( le système qui menace TEurope des plus
grands dangers se réalisera promptement,
savoir : la destruction et l'envahissement
de tous les petits États. L'Europe sera plus
asservie que jamais, les guerres plus ter-
ribles, tout sentiment de liberté plus com-
primé. » En récompense de ces avertisse-
ments, dont nous éprouvons aujourd'hui la
justesse, mais qui sentaient leur ci-devant
d'une lieue, Barthélémy, réputé réaction-
naire, devait, peu temps après, être déporté
à la Guyane.
Bonaparte professait un violent mépris
200 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
pour l'idéologie de Sieyès. C'est pourtant
le grand projet de remaniement du Corps
germanique conçu par cet idéologue que
réalisa Napoléon. Ses victoires lui servirent
à modeler l'Allemagne sur un plan qui fai-
sait pressentir une reconstitution de l'unité
allemande, ouvrait la voie à cette unité.
Par le « recès » de 1803, résultat delà vic-
toire de Hohenlinden, Bonaparte portait
le premier coup dans l'édifice élevé en 1648.
11 simplifiait considérablement le système
fédéral du Saint-Empire par la sécularisa-
tion de presque toutes les principautés
ecclésiastiques et la suppression de la plus
grande partie des villes libres, dont six seu-
lement subsistèrent entre plus de cin-
quante. C'était, en Allemagne, comme Ta
très bien dit Alfred Rambaud, une véritable
révolution qui reproduisait tous les prin-
cipes de la nôtre. « La révolution de 1803
en Allemagne fut relativement aussi radi-
cale que la Révolution française. A Ratis-
bonne comme à Paris, on avait détruit la
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 201
noblesse souveraine, les municipalités in-
dépendantes. A Ratisbonne comme à Paris
on avait sécularisé les biens ecclésias-
tiques. A Ratisbonne comme à Pans, on
avait réalisé plus d'unité et de centralisa-
tion. » Mais, desséchant en France, le mou-
vement centralisateur fut bienfaisant pour
l'Allemagne, la rapprocha de la forme d'un
Etat véritable. Trois ans plus tard, Austerlitz
donnait à Napoléon l'occasion d'achever
son œuvre. Cette nouvelle victoire de nos
armes marquait une nouvelle étape de
l'Allemagne dans la voie qui devait la tirer
du morcellement et de l'anarchie. L'Em-
pereur croyait faire de la grande diplo-
matie. En réalité, il obéissait à des pré-
ceptes d'école, à l'ensemble des sentiments
et des idées qu'il avait respires dans l'air
de sa première jeunesse. 11 continuait, il
menait à terme la politique extérieure qu'il
avait héritée de la Révolution, le système
des conquêtes excessives et brutales qui
devaient être achetées aux dépens des
202 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
plus faibles en faisant les puissants plus
forts.
Le recès ou remaniement de 1806 don-
nait, ou peu s'en faut, à l'Allemagne la
physionomie qu'elle devait conserver au
xix^ siècle. Par la médiatisation d'innom-
brables petites souverainetés fondues dans
d'autres agrandies, il n'y laissait que la
trentaine d'États qui, à quelques change-
ments près, devaient former de nos jours
l'Allemagne unie sous la domination de la
Prusse : tel fut le fruit d'Austerlitz!
Ce n'était pas seulement la Constitution
territoriale qui était bouleversée. C'était
aussi la Constitution politique : avecAus-
terlitz, tombe le Saint-Empire. Les Habs-
bourg ne seront plus empereurs en Alle-
magne, sans doute, et le vœu de l'opinion
française, lorsqu'elle s'exaltait en 1741
à l'idée d'anéantir la maison d'Autriche
comme puissance germanique, ce vœu se
trouvera comblé. Il n'y aura même plus
d'empereur du tout, ou plutôt, l'empereur, ce
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 203
sera Napoléon, successeur de Gharlemagne,
qui se flattera d'avoir reconstitué l'empire
carolingien, qui se fera même roi d'Italie,
qui appellera son héritier roi de Rome,
comme les Césars germaniques nommaient
leurs fils roi des Romains. Mais, une fois
Napoléon tombé et cette fantasmagorie
dissipée, les vieilles institutions électives
et anarchiques de l'Empire ne renaîtront
plus, la place deviendra libre pour un Em-
pire nouveau et il y aura peu de chances de
retrouver les conditions qui avaient établi
l'impuissance politique de l'Allemagne.
« Ce cher Saint-Empire, comment tient-il
encore debout ? » Ainsi chantent, dans le
Faust de Goethe, les compagnons de la
taverne. Tout vieux qu'il était, il durait, tel
que nous l'avions ligotté et paralysé en
1648. Les Français auraient dû être les
derniers à l'abolir. En l'abattant, ils dé-
truisaient l'une des principales garanties
de leur sécurité.
La révolution accomplie au delà du Rhin
204 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
par nos armées et nos législateurs ne por-
tait pas seulement sur la constitution terri-
toriale et politique des pays allemands. Une
autre révolution, non moins grave, s'était
faite dans les esprits, parallèlement au mou-
vement révolutionnaire français. Les his-
toriens sont aujourd'hui d'accord pour
reconnaître que les idées de 1789, portées
à travers les Allemagnes par nos soldats, y
réveillèrent le sentiment de la nationalité.
« Jean-Jacques Rousseau, » a dit d'un mot
curieux Dubois-Reymond, très prussien
comme tous les descendants de réfugiés
de la révocation de l'Édit de Nantes,
(( Jean-Jacques Rousseau fut accueilli en
AllemagnecommeunChristophe Colomb.»
L'Allemagne se reconnaissait elle-même
dans les livres du philosophe de Genève,
dont les propagandistes armés de la Révo-
lution française apportaient ou plutôt rap-
portaient avec eux la doctrine, consubstan-
tielle au germanisme. « Le patriotisme
allemand sort des Droits de l'Homme »,
LA RÉVOLUTION ET L^EMPIRE 205
remarque Albert Sorel. Il en sort par la
filiation la plus naturelle.
Le principe des nationalités est l'expres-
sion même de la philosophie révolution-
naire. Il est en corrélation directe avec le
principe de la souveraineté du peuple. Toute
nation est censément composée d'individus
doués de droits imprescriptibles et intan-
gibles. La doctrine de la Révolution attri-
buera donc à chaque nation les mêmes
droits qu'aux individus qui la composent.
Toute nation devra être considérée comme
une personne. Son caractère, sa liberté
devront être respectés, car les nations
sont égales entre elles comme les indivi-
dus. Toute nation a dès lors le droit de
vivre et de se développer conformément à
sanature : et l'idée que Jean-Jacques Rous-
seau a apportée, c'est que tout ce qui est
naturel est légitime, est beau, est bon, est
divin. Dans cette idée, l'Allemagne se re-
trouve elle-même, se conçoit et s'admire.
Partie du cosmopolitisme du xviii'' siècle,
20G HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
alors qu'un de ses « intellectuels » comme
Lessing disait n'avoir de l'amour de la pa-
trie aucune idée, alors que la supériorité
de la civilisation française était incontestée
et, obtenant le consentement général, réali-
sait l'unité du monde européen, l'Allemagne
pensante passe au nationalisme le plus vé-
hément par la transition de Rousseau,
adapté au germanisme par Herder.
Nous touchons ici à l'un de ces points
où l'action des idées double l'action des
événements, oii le spirituel, en coïncidant
avec le temporel, développe jusqu'aux ex-
trêmes conséquences les données de la poli-
tique. La Terreur était sortie des dogmes
humanitaires de la Révolution. Un mons-
tre bien plus affreux, le germanisme, allait
en surgir. Aujourd'hui les fils de la Révo-
lution se voilent les yeux, « le flot qui l'ap-
porta recule épouvanté ». Cependant la
responsabilité des idées, qui est aussi cer-
taine que celle des hommes, apparaît ici
^vec la force de l'évidence.
LA RÉVOLUTION ET l' EMPIRE 207
lierder, nourri de Rousseau, professe un
cosmopolitisme où les grands conflits de
nationalités et de races sont en germe. Ce
cosmopolitisme revient à dire qu'il existe
chez tous les peuples quelque chose de pré-
cieux, de sacré, à quoi nul n'a le droit d'at-
tenter : c'est le caractère national, c'est
l'âme de la race. Et le langage, par lequel
s'exprime cette âme, sert aussi à définir
l'individualité nationale. D'où résulte le
devoir absolu pour chaque peuple de cul-
tiver et de développer jusqu'au bout sa
personnalité propre.
Cette idée était prodigieusement nou-
velle et grosse de prodigieuses nouveautés
dans une Allemagne morcelée à l'infini et
à qui toute existence nationale avait été
jusqu'alors refusée plus qu'à aucun autre
peuple. Les Allemands avaient perdu l'idée
qu'ils pussent exister comme nation. Cette
idée, la Révolution la leur apportait, mais
elle la leur apportait singulièrement aggra-
vée.
208 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Jean-Jacques Rousseau avait enseigné le
principe du retour à la nature. Il avait ensei-
gné que plus un peuple est jeune et neuf,
meilleur il est; que moins il est avancé en
civilisation, plus il est vertueux. Cette idée
fut accueillie par les Allemands avec enthou-
siasme. Elle vengeait, elle réhabilitait l'Al-
lemagne dont l'apport à la civilisation géné-
rale avait été jusque-là presque nul : de
ce néant, elle put s'enorgueillir comme
d'une virginité. De là est venue cette
légende delà pure et vertueuse Allemagne,
légende à laquelle la France a cru si long-
temps à la suite de M™^ de Staël. Herder,
et après lui Fichte et les promoteurs du
relèvement national de l'Allemagne, se sont
servis de cette idée. Ils ont enseigné que le
tour de l'Allemagne était venu, qu'elle
avait non seulement sa destinée à rem-
plir, mais aussi sa mission à accomplir.
Le peuple allemand sera désormais le
peuple prédestiné, le peuple du Seigneur,
celui dont la tâche sera d'introduire le
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 209
monde dans la voie de la moralité et du
progrès. Ce thème, on le reconnaît : c'est
celui de la kuliu/% celui de l'appel des
quatre-vingt-treize intellectuels allemands ,
le principe essentiel qui a exalté l'Allemagne
de nos jours, qui l'a poussée à la guerre
de 1914, à l'invasion de la France et de la
Belgique, à la domination de l'Europe.
Un publiciste de Nuremberg, nommé
Ehrard, écrivait dès 1794 : « Les Allemands
à la fin ne défendront-ils pas eux-mêmes
leurs droits ? Je ne suis point aristocrate,
mais je ne puis consentir que la raison
française prétende mettre en tutelle ma
raison allemande. » Ainsi la Révolution
n'avait pas plus tôt affranchi la raison alle-
mande que celle-ci prenait l'offensive, par
un mouvement naturel, contre ses libéra-
teurs. Les doctrines de la Révolution, en
se répandant hors de France, tournaient
de cette manière leurs effets contre nous.
Une fois lancé à travers une Europe déman-
telée et désorganisée par nos propres vic-
u
210 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
toires, le principe des nationalités, ferment
des luttes prochaines pour la constitution
de l'unité allemande, allait apporter aux
imprudents et malheureux Français une
longue suite de fléaux.
1813, 1815 ; la « bataille des nations »;
Waterloo; les conquêtes perdues, l'empire
napoléonien effondré comme un château
de cartes, la France deux fois envahie :
c'estlafin d'un grand drame, c'est la guerre
populaire voulue et provoquée par les
hommes de la Révolution, la guerre de 1792
qui s'achève. Car depuis la rupture avec
l'Autriche, œuvre de la Législative, jusqu'à
la dernière bataille de Napoléon, ce n'a été
qu'une seule et même guerre qui, après
vingt-trois ans de péripéties, des millions
d'existences consommées, a fini par notre
défaite et ne nous a laissé comme consola-
tion qu'un capital de gloire... Alors le des-
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 211
cendant de Hugues Capet revient pour
sauver ce qui peut l'être, recommencer
l'œuvre de ses pères. Patiemment, il s'ef-
force de retisser la toile. Avec courage,
Louis XVIII se charge de liquider l'hé-
ritage, si lourd, qu'il a retrouvé. D'un mot
étonnant dans son raccourci, Proudhon a
dit, en parlant de 1815 : « Les malheureux
Bourbons se remettent, comme des foi*çats,
à la tâche... » Tâche ingrate, dont ils de-
vaient être récompensés par la calomnie et
par l'exil.
Les traités de 1815 ont été pendant la
plus grande partie du xiX^ siècle un objet
de haine et d'horreur pour le patriotisme
français. Par crainte de l'opinion publique,
les gouvernements qui se conformaient à
ces traités n'osaient eux-mêmes s'en récla-
mer, ne les nommaient qu'avec précau-
tion. Thiers disait qu'il fallait les détes-
ter en les respectant et Guizot qu'il fallait
les respecter en les détestant. Les der-
niers volumes de Vllistoirc du Consulat
212 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
et de r Empire^ de Thiers, qui furent pu-
bliés en 1860-1862, contiennent encore une
critique ardente des traités de Vienne au
point de vue national. Lorsqu'en 1863 Na-
poléon III déclarait que <^ les traités de 1815
avaient cessé d'exister » , c'était aux applau-
dissements de la foule, qui jamais d'aussi
bon cœur et avec autant d'irréflexion qu'en
France n'aura crié : « Vive ma mort ! »
Il a fallu les cruelles leçons de 1870 pour
donner un autre cours, non pas à l'opinion
publique, toujours lente à se mettre au
niveau de la raison et de la science, mais
aux jugements de l'histoire. Comparés au
traité de Francfort, les traités de Vienne
sont apparus tels qu'ils ont été : un chef-
d'œuvre de diplomatie, par lequel les effets
d'écrasants désastres ont été réparés dans
la mesure du possible. Par une effroyable
ingratitude, l'opinion publique a fait porter
aux Bourbons la peine des défaites que
le règne de l'opinion avait causées, dont
l'idole du peuple était responsable. S'il est
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 213
un exemple qui apprenne aux grands poli-
tiques qu'ils doivent travailler pour les
masses sans espérer d'être remerciés ni
même d'être compris, c'est bien celui-là.
Et c'est encore, dans notre histoire, un nou-
veau scandale pour l'intelligence que les
Français aient si violemment haï des trai-
tés, qui, dans la situation détestable où les
avaient laissés la Révolution et l'Empire,
leur rendaient, presque intact dans ses
anciennes limites, le territoire que les vain-
queurs se proposaient de partager. En
outre, ces traités détournaient de nous le
péril de voir se former à nos frontières des
puissances redoutables. Des livres savants
ont reconnu, de notre temps, que les négo-
ciations de 1814 et de 1815 avaient été ma-
gistralement conduites : pourtant le retour
de l'île d'Elbe, la funeste faiblesse de Ney
et la défaite de Waterloo ne les avaient pas
facilitées. Si Louis XVlll et son génial
manœuvrier, Talleyrand, sont cités comme
des modèles aujourd'hui, c'est un peu tard.
214 HISTOIRE DE DEUX PEUP[.ES
et le mal est fait. En prose et en vers,
Louis XVIII et Talleyrand ont été honnis,
injuriés, diffamés par les grands poètes et
par les petits journalistes. Le service que
ces deux hommes avaient rendu à la France
a été effroyablement méconnu. De nos jours
même, c'est presque en vain qu'un des histo-
riens qui ont travaillé à réhabiliter l'œuvre
de 1815 a écrit : « Se figure-t-on la France,
au lendemain de la guerre de 1870, con-
cluant avec la Saxe, la Bavière et le Wurtem-
berg un traité d'alliance contre la Prusse?
Se représente~t-on quelle force morale nous
aurait procurée ce pacte, quelle confiance
nous aurait rendue cette revanche diploma-
tique de nos défaites militaires ? C'est d'un
bienfait de ce genre que la France de
1814 a été redevable à Talleyrand. » Et à
Louis XVIII, qui a dirigé avec clairvoyance
toutes les négociations de Vienne, comme
en fait foi sa correspondance. Répétons
qu'il est affligeant pour la renommée d'un
peuple aussi intelligent que le peuple fran-
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 215
çais, dont chaque citoyen est richement
doué de bon sens, clairvoyant en ce qui re-
garde ses intérêts privés, qu'il ait fallu un
troisième désastre pour qu'il commençât à
comprendre, et encore dans son élite seule-
ment, ce qui avait été fait en 1815 pour répa-
rer les erreurs et les folies d'une génération.
Le plus grand résultat, le plus utile que
Louis XVIII eût obtenu, c'était d'empêcher
que la part prise par la Prusse à la défaite
de l'Empire napoléonien aboutît à la for-
mation d'une grande Allemagne. En pre-
nant parti pour la Saxe, au nom du prin-
cipe de légitimité, habilement retourné
contre les alliés, à qui il avait servi de pré-
texte contre la France révolutionnaire et
napoléonienne, le roi de France avait re-
trouvé du même coup la haute situation
européenne de ses prédécesseurs. Il était
apparu comme le protecteur et le syndic
des États moyens ou petits, et avait tout de
suite groupé autour de lui une clientèle
et des alliés, reconstitué l'ancien système
216 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
diplomatique de la France. Ayant éventé
l'ambition de la Prusse, le Bourbonréussit à
déjouer les desseins du Hohenzollern. Grâce
à lui, quand il s'agit de donner un statut
à l'Allemagne, le principe de l'indépendance
et de la souveraineté des États germaniques,
établi parles traités de Westphalie, fut ratifié
à Vienne. C'est-à-dire que l'Allemagne, —
chose essentielle, — resta divisée. Malheu-
reusement, il n'était plus possible de reve-
nir sur les simplifications et les agglomé-
rations opérées en 1803 et en 1806. Au
lieu de plusieurs centaines d'États souve-
rains, il n'en resta qu'une quarantaine. Au
lieu d'être morcelée à l'infini, l'Allemagne
fut désormais distribuée en un certain
nombre de grandes provinces. Mais ces
provinces se gouvernaient elles-mêmes,
n'avaient pas de chef commun. Le lien
fédératif qui les unissait était aussi lâche,
aussi ténu que celui du Saint-Empire. La
Diète de Francfort, qui en était l'expression,
fut le théâtre des querelles et des rivalités
I
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 217
du particularisme, fit le désespoir et la
honte des patriotes allemands unitaires.
L'unité allemande, un moment apparue à
leurs yeux, était de nouveau rendue impos-
sible. La république germanique reconsti-
tuée à Vienne devait être, jusqu'en 1866,
notre sauvegarde du côté du Rhin.
On a beaucoup dit et l'on répète encore
que les traités de 1815 avaient foulé aux
pieds les droits des peuples, qu'ils respi-
raient l'esprit réactionnaire de Metternich.
Dans l'intérêt bien entendu de la France,
on doit juger que Metternich avait du bon
puisque le peuple le plus lésé à Vienne
était en définitive celui qui ne devait arriver
à la plénitude de ses droits que pour attenter
à l'existence des autres nations.
Si quelqu'un devait se plaindre des trai-
tés de 1815, c'était assurément la Prusse.
Non seulement elle n'avait pas obtenu que
la France fût partagée, comme elle l'avait
demandé avec insistance, mais encore elle
ne recevait pas l^prix qu'elle avait elle-
218 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
même fixé pour sa part de victoire. La
Prusse n'obtenait pas la Saxe, si con-
voitée et qui lui eût donné, avec la consis-
tance territoriale qu'elle désirait, la domi-
nation de l'Allemagne entière. Elle était
mécontente de ces provinces rhénanes qu
lui étaient attribuées, mais dispersaient
encore ses domaines, étiraient le « royaume
de lisières » et lui apportaient des popula-
tions catholiques, latinisées, aussi sympa-
thiques à la civilisation française qu'hos-
tiles au régime et à l'esprit prussien : dans
toute cette région du Rhin, la révolution de
1848 devait encore se faire au cri de : à
bas la Prusse.
11 existe un précieux témoignage sur l'état
des esprits dans l'élite prussienne de 1815:
c'est le journal que Stein a tenu de ses
impressions au Congrès de Vienne. Stein
a exprimé la déception et l'amertume des
patriotes et des réformateurs qui, par un
énergique et patient effort, avaient relevé
l'Etat prussien du désastre d'Iéna, et qui,
LA RÉVOLUTION ET l'eMPTRE 219
en prenant la tête de la guerre de l'Indé-
pendance et du mouvement nationaliste
contre l'occupation napoléonienne, avaient
calculé que leur pays se désignerait à l'Al-
lemagne pour accomplir l'unité. La désil-
lusion que leur apportaient les traités de
1815 est allée si loin, elle est demeurée si
vive après eux, qu'un Prussien a pu écrire
de nos jours que les Français avaient trans-
formé leurs défaites de 1814 et de 1815 en
une victoire sur la Prusse et que Waterloo
avait fini par équivaloir à une victoire de
la France. Il ne faudrait pas prendre cette
réflexion au pied de la lettre, mais elle
permet de s^ rendre compte du vrai carac-
tère des traités de Vienne, dont Stein disait
encore qu'ils avaient terminé le mouvement
national allemand de 1813 par une « farce )k
Ajoutons qu'en dehors de la Prusse les
patriotes allemands qui avaient puisé
leurs sentiments nouveaux, leurs aspira-
tions vers une grande Allemagne dans
les idées du siècle et les exhortations de
220 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Fichte ne haïssaient pas moins ces trai-
tés.
Les patriotes allemands ont souffert pro-
fondément des traités de Vienne qui ajour-
naient indéliniment les espérances que la
guerre de libération et le grand mouvement
patriotique de l'Allemagne de 1813 avaient
fait naître. Ranke écrivait en 1832: «Jamais
notre patrie n'a été divisée en autant de
pièces et de morceaux étrangers les uns aux
autres. Jamais les principautés n'ont joui
d'une égale indépendance et jamais princes
et sujets n'en furent plus jaloux. » Ranke
montrait encore que les mœurs nouvelles
introduites au cœur des Etats par les char-
tes accordées et par la généralisation du
régime parlementaire ajoutaient aux an-
ciennes causes de division ces causes de
désordre permanent que sont les partis. 11
y eut désormais opposition en Allemagne
non seulement entre les Etats attachés au
particularisme, non seulement entre les
catholiques et les protestants, mais encore
LA RÉVOLUTION ET l'eMPIRE 221
entre libéraux et conservateurs. Devant
cette renaissance, sous une forme nouvelle,
de l'ancienne anarchie germanique, Ranke
désespérait de l'avenir, abandonnait le rêve
allemand : « Ne doit-on pas, s'écriait-il
sans s'illusionner plus longtemps, renoncer
complètement à toute espérance d'établir
l'unité allemande ? »
On conçoit donc que les patriotes alle-
mands aient eu de sérieuses raisons de
détester la Sainte-Alliance et les « tyrans »
conjurés contre leur indépendance. Leur
haine était fondée comme l'était la haine
des patriotes italiens. Elle alla jusqu'à l'ac-
tion directe, jusqu'à la propagande par le
fait. Mais les Français ! Par quelle erreur
ont-ils nourri la même passion ! La possi-
bilité ne leur restait-elle pas toujours, à
la faveur des circonstances à venir, de re-
prendre la frontièredu Rhin, les frontières
nécessaires, un moment gagnées par la
Révolution mais perdues par elle? Au lieu
de cela, les « patriotes » français, de 1815 à
222 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
1866, ont brûlé de délivrer leurs frères alle-
mands. Henri Heine les aura inutilement
avertis, avec son ironie coutumière, dans le
préambule de son livre de V Allemagne^
qu'ils ne voyaient pas l'ennemi où il était
en vérité, qu'ils se trompaient en s'ima-
ginant que la Germanie leur serait frater-
nelle le jour où la « Sainte-Alliance des
peuples », comme chantait Béranger, suc-
céderait à la Sainte-Alliance des rois.« Pre-
nez garde, disait Henri Heine, je n'ai que
debonnes intentions, etje vous dis d'amères
vérités ; vous avez plus à craindre de l'Alle-
magne délivrée que de la Sainte-Alliance
tout entière avec tous ses Croates et tous
ses Cosaques. » Car il s'en faut de beaucoup
que les Cosaques et les Slaves aient tou-
jours été, auxyeux des démocrsltes finançais,
les soldats de la justice et du droit.
Cette haine irréfléchie des traités de 1 8 1 5,
qui a été là monnaie courante de la politique
d'opt3osition libérale en France, charge
le libéralisme et l'ancien parti républicain.
LA RÉVOLUTION ET l'EMPIRE 223
qui a été sdîi héritier, d'une contradictioh
véritablement choquante au regard de
l'historien.
Le libéralisme du xix® siècle croyait pos-
séder le moyen de fonder la paix et la fra-
ternité universelles. Il se figurait que la
formation des nationalités serait la préface
de la République européenne. Les résultats
obtenus Sont dérisoires. Ils forit regrettée
le passé. NoUs voyons aujourd'hui que les
traités dé 1815 avaient institué en Europe
un ordre de choses qui garantissait la paix
mieux que la Conférence de la Haye n'a
jamais pu le faire. S'appuyant sUr les prin-
cipes de légitimité et d'éqUilibt-e introduits
pal^ la France dans le droit public de l'Eu-
rope, les auteurs des traités de 1815 avaient
déclaré que désormais tout agrandissement
d'un Etat aux dépens d'un autre était inter-
dit. Quiconque attenterait à l'équilibre
établi serait réputé révolutionnaire et per-
turbateur de l'ordre européen, au niêrue
titre que Napoléon, et s'exposerait à voir
224 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'Europe se coaliser contre lui. Une gen-
darmerie internationale a cruellement man-
qué à la France et à l'Européen 1870 : cette
gendarmerie, les traités de 1815, restaura-
teurs du principe d'équilibre proclamé en
1648, l'avaient organisée. Et c'est simple-
ment à 1815 et à 1648 que tend à revenir la
coalition qui s'est formée en 1914 contre
l'Empire allemand. L'équilibreeuropéen du
XIX® siècle était défini par Gentz, le publi-
ciste de la Sainte-Alliance, de telle manière
que l'on croirait entendre un discours de sir
Edward Grey, de M. Vandervelde ou de
M. Viviani:
« La meilleure garantie de la tranquillité
générale est la volonté ferme de chaque
puissance de respecter les droits de ses
voisins et la résolution bien prononcée de
toutes, de faire cause commune contre celle
qui, méconnaissant ce principe, franchi-
rait les bornes que lui prescrit un système
politique revêtu de la sanction universelle. »
(Projet d'une déclaration finale des huit
I
LA RÉVOLUTION ET L^EMPlftÉ 225
puissances qui ont signé l'acte final du
Congrès de Vienne.)
C'est en vertu des traités de 1815 que
l'exécution fédérale fut prononcée en 1866
contre la Prusse. Si la France avait alors
contribué à faire respecter le pacte de 1815,
Bismarck, traité comme Napoléon, se fût
trouvé arrêté dans ses conquêtes. Et la
première puissance appelée à bénéficier
d'une coalition contre la Prusse, nous ne
le savons que trop, c'eût été la France.
La Sainte-Alliance, avec ses Congrès
périodiques pour le règlement des affaires
européennes, a réalisé l'effort le plus sé-
rieux qu'on ait vu, dans les temps mo-
dernes, pour garantir la paix de l'Europe.
Cette entente internationale reposait sur
des principes de conservation auxquels la
France, pour son bien, n'eût jamais dû
toucher.
Ce fut au contraire la France, avec le
gouvernement de Napoléon III, né de l'opi-
nion publique, qui porta atteinte aux trai-
15
226 HISTOIRE ÛE DEUX PEUPLES
tés de 1815 et qui inaugura, contre eux,
la politique des nationalités. Nous savons
ce qui en est issu : nos défaites, la muti-
lation de notre territoire, notre abaisse-
ment, la grandeur des puissances rivales
et, en 1914, une guerre plus terrible que
toutes les autres, une cinquième invasion.
Le milieu du xix^ siècle, à ce point de vue,
est une grande date européenne, dont les
effets se font sentir jusqu'à nous. L'unité
allemande, refoulée, redevenue chiméri-
que en 1815, rentre dans le domaine des
choses possibles après 1848. Il nous reste
à voir comment la dynastie des Hohenzol-
lern a su utiliser les erreurs et les fautes
de la F'rance pour faire de l'Allemagne
une puissance unie, redoutable pour tous
les peuples.
CHAPITRE V
« LA POLITIQUE QUE LE PEUPLE ÉLABORAIT
DEPUIS 1815 » NOUS CONDUIT A SEDAN
La Confession d'un enfant du siècle, d'Al-
fred de Musset, a fixé l'image de la «géné-
ration ardente, pâle, nerveuse » des Fran-
çais « conçus entre deux batailles » et qui
arrivaient à l'adolescence au moment de
Waterloo. Cette France-là a souffert de ce
qu'on a justement appelé « la maladie de
1815 ». Ce mal, si pareil au fameux mal
romantique, tenait aux mêmes causes. Il
était fait d'aspirations vives et confuses, où
se mêlaient les traditions de gloire et de
liberté, les souvenirs de la Révolution et de
l'Empire, l'ébranlement laissé dans toutes
les libres par les aventures prodigieuses
É
228 HISTOIRE i)E DEUX PEUPLES
que la F'rance venait de courir pendant
vingt-cinq ans. L'accablement de la défaite
finale ajoutait à cet état de la sensibilité
un élément d'amertume et de révolte. Entre
ce mélange d'enthousiasme et de névrose et
le réalisme des hommes politiques de la
Restauration, un malentendu ne pouvait
manquer de se produire. Sur ce malen-
tendu, la tentative de renouer la confiance
entre la France et les Bourbons allait
échouer.
La monarchie, après avoir relevé la
France qu'elle avait retrouvée si bas, pou-
vait compter sur la possibilité de poursui-
vre sa tâche, sinon sur la reconnaissance des
Français. Elle n'eut pas besoin de cette
récompense pour travailler au bien public.
Jamais un mot d'amertume n'aéchappéaux
Bourbons. Charles X, ce roi difïamé, et
dont M. Emile Ollivier a pu dire qu'il était
« passionné pour le relèvement national »,
a repris le chemin de l'exil sans avoir ma-
nifesté l'ombre de la douleur étonnée
LA MALADIE DE 1815 229
qu'exprimait Villèle lorsqu'il constatait que
la Restauration avait rendu à la France son
rang en Europe, l'ordre, le repos, la pros-
périté et que la France semblait ne pas ap-
précier ces bienfaits.
Nous aussi, nous sommes portés à nous
étonner, à distance, que la France, après
Waterloo, ne fût pas lassée par de longues
années de guerres et de conquêtes inutiles.
On aurait pu croire que la Restauration
aurait fait goûter au pays la tranquillité
qu'il lui avait rendue sans rien lui faire per-
dre en durables profits ni en gloire militaire :
l'Espagne, la Grèce, TAlgérie pouvaient
satisfaire un peuple, même rendu difficile
en fait d'exploits guerriers. C'eût été comp-
ter sans la politique des partis, régulière-
ment installée dès lors. La France ne fut
pas plus tôt sortie de la liquidation de l'Em-
pire, que les partis s'emparèrent de la po-
litique étrangère comme de l'arme la plus
efficace et la plus meurtrière dans la lutte
de tous les jours. Les relations de l'État
230 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
avec l'extérieur devenant une occasion de
guerre civile, un prétexte d'opposition ou
de surenchère, c'était la patrie elle-même
avec ses intérêts, sa sécurité, ravalée au
rang d'enjeu de la bataille électorale et par-
lementaire. On vit cela dès la Restauration.
C'est sur ce domaine réservé, sacré, de la
politique extérieure que la campagne la
plus vive fut menée contre Louis XVII 1 et
Charles X. Et pourquoi ce choix ? C'est
que les partis d'opposition se sentaient ap-
puyés par le sentiment patriotique induit
en erreur, trompé sur lui-même par les sou-
venirs révolutionnaires et napoléoniens.
Flatter ce qu'on a nommé « la manie de la
gloire et de la conquête » fut l'entreprise à
laquelle se voua l'opposition, sur le thème
de la France humiliéepar les traités de 1 8 1 5
et mise à la remorque des puissances abso-
lutistes, de la monarchie payant à l'étran-
ger (selon une légende absurde, mais effi-
cace), les services qu'elle avait, disait-on,
reçus de lui. Sans égard à ce qu'avait déjà
LA maladif: de 1815 S831
fait la Restauration ni à ce qu'elle projetait
encore pour réparer^ avec l'aide du temps
et des circonstances, les dernières consé-
quences de Waterloo, les hommes de l'op-
position libérale ne craignirent pas de
recourir à cette arme pour servir leur am-
bition personnelle, grandir leur popularité
et assurer leur gloire à n'importe quel prix.
La surprise que l'acharnement de ses
adversaires, parmi lesquels il y avait aussi
des légitimistes, causait au sage Villèle, ve-
nait de sa sagesse même. Ce bon ministre,
cet administrateur au sens rassis, ne tenait
pas compte de la « maladie de 1815 », du
démon qui tourmentait les Français, les
poussait à travailler contre leur bien le plus
évident. D'autres royalistes, qui étaient eux-
mêmes des « enfants du siècle », qui trou-
vaient prosaïque l'œuvre de Louis XVUJ,
nourrissaient d'ailleurs à ce moment même
l'idée que la monarchie pouvait et devait
reprendre le programme du patriotisme
révolutionnaire : nationalités et conquêtes.
232 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
C'était la politique que Chateaubriand avait
recommandée avec éloquence, irritation
et mauvaise humeur, celle que Polignac
devait essayer d'entreprendre.
Belle imagination, tête assez faible et
chimérique, Polignac eut l'intuition d'une
politique capable de rendre à la royauté
une popularité rebelle. Il tenta, mais avec
des moyens insuffisants, sans l'organisa-
tion ni la préparation nécessaires, ce que
Napoléon III devait entreprendre plus tard:
une politique conservatrice à l'intérieur
masquée par une éclatante satisfaction don-
née à l'extérieur aux aspirations libérales.
Le grand projet de remaniement de l'Eu-
rope, qu'il mit sur pied avec Bois-le-Comte
durant les dernières années de la Restaura-
tion, était, à la vérité, impraticable, et même
franchement mauvais et imprudent en
quelques-unes de ses parties (celles où,
remaniant la Confédération germanique, il
retombait dans les erreurs de la période
révolutionnaire et achetait la reprise de la
LA MALADIE DE 1815
233
frontière du Rhin par le système si dange-
reux des « compensations », qui devait con-
sommer la ruine du Second Empire). Poli-
gnac tomba et son projet avec lui: ni lui, ni
Chateaubriand n'avaient réussi à convaincre
l'opinion publique qu'un Bourbon pût con-
tinuer la politique de Napoléon, — celle de
Waterloo et de Sedan. Cette incrédulité
est aujourd'hui un des titres de la monar-
chie à l'estime et au regret des Français.
En même temps que Polignac, Charles X
succombait. En môme temps aussi se fer-
mèrent les perspectives qui s'étaient ou-
vertes pour nous et que des esprits plus
mûrs, plus sages auraient pu utiliser à bref
délai.
Avec la Révolution de 1830 furent anéan-
tis, en effet, les résultats de quinze années
de politique patiente, prudente et sans faux
pas. Le premier effet du renversement de
Charles X fut de replacer la France dans la
situation critique de 1814 et de 1815: en
face d'une France révolutionnaire, les puis--
234 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
sances redoutèrent le recommencemeri'tde
laguerre de propagande et de prosélytisme.
Le pacte de Chaumont se reforma sur le
champ. La France qui, la veille encore, par-
ticipait à la Sainte-Alliance, fut mise à l'in-
dex par les souverains coalisés. L'alliance
russe, si bien engagée, fut brisée pour
n'être plus reprise que de nos jours. Rien
ne resta, ni des avantages acquis ni des
promesses encore plus belles. Après les
journées de Juillet, tout fut à refaire
pour rendre à la France non seulement sa
place, mais une place en Europe. Un autre
Bourbon, nouveau forçat de la couronne,
devait pourtant se trouver pour reprendre
la tâche et pour échouer à son tour devant
les mêmes passions, les mêmes erreurs de
la démocratie.
Le soir du 31 juillet 1830, lorsque la
solution Orléans commençait à prévaloir,
Cavaignac, un des chefs de la Révolution,
posait à Louis-Philippe cette question préa-
lable : « Quelle est votre opinion sur les
LA MALADIE DE 1815 235
traités de 1815? Ce n'est pas une révolution
libérale, prenez-y garde, c'est une révolu-
tion nationale. La vue du drapeau tricolore,
voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait
certainement plus facile de pousser de Paris
sur le Rhin que sur Saint-Cloud. »
Ces paroles témoignent clairement que
la raison profonde de la révolution de juil-
let était la rancune, l'obsession laissée
par les traités de 1815. Quand ils chas-
saient Charles X, les Parisiens songeaient
moins à conquérir la liberté politique qu'à
poursuivre au dehors le programme révo-
lutionnaire et napoléonien, à qui le « testa-
ment de Sainte-Hélène » avait donné la force
d'un évangile. C'était un premier essai pour
imposer ce que M . Emile Ollivier , qui devait
en être le serviteur, a pompeusement
nommé « la politique que le peuple élabo-
rait depuis 1815 ».
Choisi, « quoique Bourbon », pour le
trône d'une nouvelle monarchie constitu-
tionnelle, Louis-Philippe, justement parce
236 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
qu'il était un Bourbon, ne devait pas permet-
tre que la France courût au suicide. A peine
avait-il commencé de régner que le malen-
tendu, le conflit renaissaient. Louis-Phi-
lippe, la postérité a fini par le reconnaître,
a épargné à la France une catastrophe en
1840.11 a sauvé notre pays en 1914 en aidant
à constituer une Belgique indépendante, en
faisant reconnaître la neutralité du nouvel
Etat belge : tel a été, comme l'a dit le duc
de Broglie, le « dernier bienfait de la mo-
narchie », un bienfait dont nous venons
d'éprouver tout le prix. Combien de Fran-
çais se doutent en ce moment qu'ils ont été
protégés, à près de quatre-vingts ans de
distance, par la pensée salutaire du plus
ridiculisé peut-être de tous nos chefs
d'Etat ? Les Français d'alors n'y avaient
rien compris. Leur légèreté, leur aveugle-
ment avaient été effroyables. La politique
« que le peuple élaborait depuis 1815 »
méprisait les prudentes conceptions diplo-
matiques qui devaient un jour sauver la
LA MALADIE DE I8IB 23?
nation. La démocratie n'était pas éloignée
de voir une trahison dans toute œuvre de
salut public. Qu'on la laissât faire : elle
assurerait en quelques instants la gran-
deur de la France et le bonheur des peu-
pies. Déplorable présomption...
C'est en excitant la « maladie de 1815 »
que les éléments républicains et bonapar-
tistes, unis par la même pensée qui avait
fait de Napoléon l'exécuteur du programme
révolutionnaire, ont entretenu l'impopula-
rité de la monarchie de juillet. Par elle, la
France était inactive et humiliée en Europe :
ainsi parlaient avec une ardeur persua-
sive les « patriotes » qui voulaient la
guerre contre les rois. « Honte, mille fois
honte à l'impertinent et lâche système qui
veut proclamer l'égoïsme politique de la
France », s'écriait Armand Carrel. La
« cause des peuples » enivrait ces fils de
1792. Comme Louis Blanc l'a écrit dans
son Histoire de dix ans : « La passion démo-
cratique vivait alors plus de la vie des autres
238 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
nations que de la sienne propre. » Et c'est
Louis Blanc qui a dit encore : « Nous
vivions surtout en Pologne. » Non pas seu-
lement en Pologne : la démocratie vivait
encore en Italie, en Allemagne, — partout,
sauf en France. Gomme on voit bien que la
France n'avait pas alors auprès d'elle la me-
nace d'un vaste Empire militaire, toujours
prêt à l'inonder de ses millions de soldats!
Les rêveries, les illusions d'une foule
ignorante, d'une jeunesse enthousiaste et
mystique, de meneurs exaltés par la lecture
solitaire trouvent peut-être une excuse au
jugement des Français d'aujourd'hui, sen-
sibles à cette exaltation et à ce lyrisme,
quoique les effets s'en fassent cruellement
sentir pour nous. Cette excuse n'existe pas
pour des hommes mûrs, gourmés, rompus
aux affaires, à qui leur éducation, leur rang
social auraient dû procurer les moyens
d'acquérir de l'expérience et de s'abriter
contre les excitations du vulgaire. Dans
un Parlement qui n'était pas issu du suf-
LA MALADIE DE 1815 239
frage universel, mais du suffrage restreint,
de la bourgeoisie riche et éclairée, Louis-
Philippe retrouva les folies de la rue. Elles
prenaient sans doute une expression solen-
nelle. Elles empruntaient le langage des
hommes d'État. Elles adoptaient le ton de
la tribune aux harangues, des académies,
des salons. Ces folies étaient les mêmes,
pourtant, que celles de l'étudiant. Les su-
perbes doctrinaires méprisaient profon-
dément, — après avoir accepté leur con-
cours en 1830, — les émeutiers, les dres-
seurs de barricades, les petits journalistes
républicains. Ils partageaient les mêmes
erreurs. Haut sur sa cravate, un Duvergier
de Hauranne, dans un livre qui fît du bruit
en son temps : la Politique extérieure de la
France^ faisait écho à Carrel et à Marrast,
demandait comme eux que la France prêtât
« partout appui aux peuples contre les gou-
vernements », prît en Europe la direction
« du grand mouvement révolutionnaire et
libéral » dont elle était « la tête et le cœur».
240 HISTOIRE DE DEtJX PEUPLES
C'est contre cette politique-là que Louis-
Philippe, pendant dix-huit ans, s'est épuisé
à lutter, à faire prévaloir ses vues sages et
pénétrantes sur la situation de la France
en Europe et sur la tâchequ'ily avait àrem-
plir pour maintenir l'équilibre en résistant
à la poussée des nationalités au lieu de la
favoriser. Telle fut sa fameuse politique
personnelle pour laquelle il fut incessam-
ment harcelé.
L'exploitation de la politique extérieure
par des théoriciens dont l'amour-propre
eût mis le feu au monde, ou par des ambi-
tieux qui eussent établi leur gloire jusque
sur les ruines delà patrie, c'est le scandale
du parlementarisme sous la monarchie de
juillet. Ce qu'on avait vu sous Charles X fut
singulièrement aggravé. Ace point de vue,
on doitconsidérer avec attention lacarrière
de Thiers pendant le règne de Louis-Phi-
lippe. Thiers n'était pas un doctrinaire mais
un esprit prompt à varier, avide de gloire
et de succès. Intelligence d'ailleurs mer-
LA MALADIE DE 1815 241
veilleusement lucide, propre à tout com-
prendre, à tout exécuter : le mauvais comme
le bon. En 1836, à son entrée aux affaires,
l'accord avec TAutriche, la politique con-
servatrice, l'entente avec les puissances
continentales étaient à l'ordre du jour.
Thiers approuva cette politique, en fit sa
chose. Louis-Philippe projetait, pour con-
sacrer sa pensée bourbonienne, de donner
une archiduchesse d'Autriche pour femme
au duc d'Orléans. Ce projet du roi devint
plus précieux à Thiers qu'au roi et au jeune
prince eux-mêmes. Thiers se jura d'y réus-
sir, estimant que, par un début si brillant,
son ministère acquerrait et du lustre et de
la solidité. 11 advint que, la cour d'Autriche,
sous l'inspiration de Metternich, repoussa,
pour beaucoup de raisons, danslequelles la
hâte excessive de Thiers ne fut pas sans
entrer, la demande du fils de Louis-Phi-
lippe. Thiers en fut plus mortifié que per-
sonne. Cet échec retombait sur lui et sur
son ministère. Il en garda rancune à Mét-
is
%a HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
ternich, et il transforma aussitôt en système
politique son amour-propre blessé. Désor-
mais, Thiers se proclamera l'adversaire des
puissances absolutistes, se rejettera vers
les alliances libérales. Il proposera, par
esprit de vengeance, une intervention fran-
çaise en faveur des radicaux espagnols.
C'est alors que Louis-Philippe, n'hésitant
pas à se découvrir encore une fois, cassera
Thiers comme il avait cassé le duc de
Broglie, pour sauvegarder l'intérêt du
pays.
Tout le règne de Louis-Philippe s'écoula
ainsi en luttes entre le roi d'une part, les
parlementaires et l'opinion de l'autre, — les
parlementaires égarés par leur esprit de
système, leur esprit de parti, leur ambi-
tion personnelle, l'opinion abusée par de
creuses déclamations sur les peuples op-
primés et la solidarité révolutionnaire.
Pendant ces dix-huit années de combat, les
années oii prévalurent les avis de la cou-
ronne (du Château, comme disait la satire).
LA MALADIE DE 18i^ 243
furent aussi leg meilleures. Mais personne,
même parmi ceux qui l'avaient fait roi,
n'en sut gré à Louis-Philippe, personne ne
voulut comprendre la sagesse et la pré
voyance de sa politique. On vit, en 1839,
une des manifestations les plus significa-
tives de toute la vie parlementaire de la mo-
narchie de Juillet : les chefs de groupe et
de clan évincés, toutes les illustrations
avides de pouvoir, tous les amours-proprep
blessés s'unirent alors pour arracher au
roi la direction des affaires. Ce fut la coa-
lition menée par Broglie, par Thiers et par
Guizot. Ainsi ces trois hommes politiques
ont pris, à doses égales, leur part de
responsabilité dans l'événement interna^
tional de 1840, si grave pour la France,
qui se préparait. Gomme sous la Restau-
ration, la politique étrangère elle-même,
elle surtout, fut l'arme dont les partis se
servirent contre la couronne. Mole suc-
comba à r (( immorale et funeste coalition »,
et le roi, dont le pouvoir personnel était
244 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
visé derrière Mole, fut atteint en même
temps que lui.
Ce triomphe de la politique des partis
reçut, malheureusement pour la France,
un châtiment éclatant et rapide. La coali-
tion parlementaire reprochait à Louis-
Philippe de manquer de fierté vis-à-vis de
l'étranger. Or il advint que Thiers, rentré au
pouvoir, inaugura une politique active et
provocante, dont le principe fut de soute-
nir Méhémet-Ali contre le Sultan et au be-
soin contre l'Europe. Thiers avait pris le
ministère le P'' mars 1840. Le 15 juillet,
la France apprenait soudainement que les
quatre grandes puissances avaient réglé la
question d'Orient sans elle, sans la consul-
ter, sans même l'avertir. Nous étions reve-
nus à la situation de 1830 et de 1814, avec
la Sainte-Alliance contre nous. Mais, aux
gouvernements, s'étaient joints les peuples.
Il fallut compter cette fois avec le natio-
nalisme germanique réveillé et qui avait
retrouvé sa violence des temps napoléo-
LA MALADIE DE 1815 245
niens et de la guerre d'Indépendance.
Thiers avait bravé l'Europe. Il avait ré-
chauffé les souvenirs de la Révolution et de
l'Empire. 11 envisageait sans déplaisir une
guerre de la France contre l'Europe entière,
guerre absurde, mais qui l'eût couvert de
gloire, quelle qu'en fût l'issue. On le trou-
vait dans son cabinet, couché à plat ventre
sur des cartes où, tel Bonaparte, il préparait
ses batailles... La guerre fut évitée encore
une fois par Louis-Philippe qui, heurtant
l'opinion, au risque de passer pour pusilla-
nime, et n'hésitant pas à découvrir sa per-
sonne, réparait la faute de son ministre
parlementaire. Louis-Philippe s'était mis
courageusement en travers du courant qui
entraînait la France vers une guerre iné-
gale avec l'Europe. Il ne craignit pas
de s'exposer lui-même, de sortir de sa neu-
tralité constitutionnelle, de braver l'im-
popularité en résistant à ce qu'il appelait
avec sagesse « la lutte d'un contre qurotre».
Mais Thiers ayant offert sa démission au
246 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
roi qui lui refusait « sa » guerre, Louis-
Philippe ne voulut pourtant pas qu'il fût dit
que le ministre dont il n'approuvait pas la
politique eût quitté les affaires sous la me-
nace de l'étranger. Ce fut Thiers encore qui ,
en octobre 1840, procéda aux préliminaires
de l'arrangement très honorable par lequel
notre protégé Méhémet-Ali, en échange de
la Syrie restituée au Sultan, recevait l'inves-
titure héréditaire pour l'Egypte que les
puissances, en juillet, voulaient lui retirer.
Thiers ne quitta le pouvoir qu'après un
discours parlementaire où, par une der-
nière rodomontade, et pour sauver son
échec, il se plaisait à braver l'Europe en-
core une fois *.
1. On trouvera au tome III du Manuel de politique étran-
gère de M. Emile Bourgeois une appréciation équitable du
rôle joué par la monarchie de juillet dans cette crise.
M. Bourgeois, entre beaucoup d'autres citations qui sont à
^'honneur de Louis-Philippe, reproduit ce mot de Guizot
auquj' il semble s'associer: «... Un service immense rendu
au pays, scivice analogue à ceux que la couronne lui avait
rendus plusieurs fois en de semblables circonstances. »
LA MALADIE DE 1813 247
La monarchie avait sauvé la France
d'une guerre désastreuse, du Waterloo
ou du Sedan dans lequel l'eût précipitée
l'aveuglement de l'opinion, aggravé par
l'amour-propre des chefs parlementaires,
exploité par le régime des partis. Cepen-
dant l'entreprise guerrière dans laquelle
Thiers, par vanité, eût lancé tout un
peuple, laissait en Europe des ferments dan-
gereux pour la France. En Allemagne, le
nationalisme semblait vouloir garder son
exaltation. C'est ce que Metternich obser-
vait avec sa pénétration et son ironie hau-
taine : « M. Thiers, disait-il, aime à être
comparé à Napoléon. Eh ! bien, en ce qui
concerne l'Allemagne, la ressemblance
est parfaite et la palme appartient même à
M. Thiers. Il lui a suffi d'un court espace
de temps pour conduire ce pays-là où dix
années d'oppression l'avaient conduit sous
l'Empereur. » Et Henri Heine n'en jugeait
pas autrement que le technicien de la
Sainte-Alliance: « M. Thiers w,a-t-il écrit,
248 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
« par son bruyant tambourinage, réveilla
notre bonne Allemagne de son sommeil
léthargique et la lit entrer dans le grand
mouvement de la vie politique de l'Europe.
Il battait si fort la diane que nous ne pou-
vions plus nous rendormir, et, depuis, nous
sommes restés sur pied. Si jamais nous
devenons un peuple, M. Thiers peut bien
dire qu'il n y a pas nui, et l'histoire alle-
mande lui tiendra compte de ce mérite. »
Ces lignes étaient imprimées en 1854. Seize
ans plus tard l'événement donnait raison
à Henri Heine : c'était Sedan...
Cependant, en France non plus, l'alarme
de 1840 ne fut pas perdue pour tout le
monde. Un des complices de « l'immorale
et funeste coalition » comprit l'étendue de
sa faute. Il l'a même, par la suite, recon-
nue publiquement. C'était Guizot. Guizot,
se séparant de Thiers et des parlementaires,
laissant la basse politique des partis, devait
dès lors travailler avec Louis-Philippe à
réparer le mal qu'il avait causé. 11 fut le
I
LA MALADIE DE 1815 249
Molé de la seconde partie du règne. Et il
est juste de dire aussi que le duc de Bro-
glie, un des premiers, avait entendu la
sévère leçon donnée par l'Europe, renoncé
à son intransigeance doctrinaire et aidé le
roi à conjurer le péril.
Tout était à refaire pour rendre à la
France sa véritable politique nationale, la
politique de sa sécurité et de ses intérêts.
Grâce à Louis-Philippe encore, aidé des
collaborateurs nouveaux que l'expérience
avait formés, les fils rompus furent re-
noués avec patience et avec art. Premier
stade : l'alliance des temps de crise, l'al-
liance anglaise. Second stade : brillante
rentrée dans la politique traditionnelle,
dans la politique bourbonienne, par les
mariages espagnols. Troisième stade: en-
tente avec Metternich pour prévenir les
troubles et les révolutions qui s'annon-
çaient dans l'Europe centrale et qui me-
naçaient la France autant et au même
titre que l'Autriche,
250 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
On a quelquefois objecté à ceux qui blâ-
ment la politique du second Empire et la
politique des nationalités : comment pou-
vez-vous savoir si le cours de l'histoire
aurait pu être changé ? Par quels moyens
aurait pu être empêchée la formation de
l'unité allemande ?
Il apparaît qu'il était très simple, et
qu'il était suffisant, de continuer ce qui
avait été combiné en 1847. A ce moment,
Frédéric-Guillaume IV, abandonnant la
Sainte-Alliance, laissait percer les projets
de la Prusse en soutenant le mouvement
libéral allemand, en convoquant les États
provinciaux prussiens pour accuser sa rup-
ture avec ce qu'on nommait l'absolutisme,
en prenant enfin contre l'Autriche et les
cours moyennes la direction du mouvement
unitaire et national en Allemagne. C'étaient
les ambitions prussiennes qui se rani-
maient. Contre ces ambitions, une alliance
éprouvée se reforma : celle de la France
et de l'Autriche, qui avaient un intérêt égal
LÀ MALADIE DE 1815 25l
à les arrêter et à protéger l'indépendance
des Etats allemands de second ordre. L'en-
tente se réalisa entre Guizot et Metternich
telle qu'elle s'était nouée quatre-vingt-dix
ans plus tôt entre Kaunitz et Bernis. C'était,
comme en 1756, une alliance conserva-
trice destinée à prévenir un bouleversement
de l'ancien monde, un déplacement de l'é-
quilibre des forces dans l'Europe centrale.
A ce moment, en effet, une agitation
nouvelle, fomentée d'ailleurs par Palmers-
ton, paraissait en Italie. Guizot et Louis-
Philippe étaient sagementopposés à l'unité
italienne. Il n'était plus à craindre, comme
quelques années auparavant, que l'Autri-
che s'emparât de la péninsule entière. Là
encore, l'Autriche et la France pouvaient
s'entendre. On s'accorda dans les con-
ditions les plus adroites et les plus pré-
voyantes. L'Autriche était suspecte en
Italie : c'est à la France que serait confiée
•la pacification italienne. La France était
redoutée en Allemagne : c'était l'Autriche
252 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
qui se chargerait d'y rétablir l'ordre. Pro-
gramme excellent, et dont on peut d'autant
mieux apprécier l'excellence, que c'est
exactement le programme inverse qu'exé-
cutera Napoléon III en 1859 et en 1866 et
qui nous conduira au désastre de 1870...
(( Tenir bon », tel était le mot d'ordre
de Metternich en février 1 848. A ce moment,
la situation de la France en Europe était
des plus favorables. La France se trouvait
dans la meilleure posture pour attendre les
événements. 1830 et 1840 étaient effacés.
Le tsar lui-même fléchissait dans son op-
position à la monarchie de juillet. Gomme
on l'a écrit, la France aux premiers jours
de 1848 « avait reconquis la faculté de faire
au dehors de la grande politique ».
C'est alors qu'éclate une révolution nou-
velle, une révolution qui demande autant
de « réformes » au dehors qu'au dedans,
qui s'insurge autant contre la politique exté-
rieure que contre la politique intérieure,
qui proclame le droit des peuples bien plus
LA MALADIE DE 1815 253
même que le droit du peuple français,
révolution qui est internationale, qui est
allemande, qui est italienne, qui est polo-
naise, quoiqu'elle éclate à Paris, et qui
affirme son caractère et sa volonté en com-
mençant sous les fenêtres du ministère des
Affaires étrangères, boulevard des Capu-
cines, aux cris de : Vive la Pologne ! et de :
Vive l'Italie ! pour protester contre la poli-
tique de Louis-Philippe et de Guizot. La ré-
volution se fait en apparence contre les
partisans du suffrage restreint, suffrage ni
plus éclairé ni plus désintéressé que le suf-
frage universel, certainement moins mal-
léable et moins docile, on venait d'en faire
l'expérience. La révolution se fait en réa-
lité contre ce que Carrel avait appelé
« l'impertinent et lâche système qui pro-
clamait l'égoïsme politique de la France ».
L'opposition, après avoir reproché à Louis-
Philippe ses efforts pour maintenir la paix,
l'accusait de trahir en Europe la cause
de la France, liée à celle de la liberté et
254 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
des nationalités. C'est par les journa-
listes, par les orateurs, que l'opinion avait
été surexcitée. De la tribune du parlement,
où ces reproches n'étaient qu'un prétexte,
ils avaient passé dans la foule. Ils furent
consubstantiels à l'insurrection, et l'ex-
ploitation de l'idéalisme révolutionnaire
par la bourgeoisie parlementaire porta^
à ce moment, ses fruits les plus singuliers.
Lamartine plaidant contre Guizot la cause
des peuples était sincère. Gomment Thiers
l'eût-il été ? Thiers, dans son opposition
contre Guizot, s'était fait l'avocat du prin-
cipe des nationalités dont il sera l'adver-
saires dix ans plus tard, lorsqu'il s'agira de
faire de l'opposition à l'Empire. Dans le
discours qu'il prononçait sur les affaires
étrangères, en février 1847, Thiers traçait,
ni plus ni moins, les grandes lignes de la
politique de Napoléon III. Les fautes que
Thiers dénoncera lui-même plus tard au
Corps législatif avec toute l'éloquence qu'on
gagne à avoir raison, il les suggérait, par
LA MALADIE DK 1815 23S
esprit d'opposition et de rancune, à l'opi-
nion publique et au gouvernement du len-
demain : cet adversaire de l'Empire, autant
que personne en France, aura rendu pos-
sible le coup d'Etat de Louis-Napoléon.
La monarchie de juillet tomba au mo-
ment oi!i la fermentation de l'Europe nécessi-
tait plus que jamais, de la part de la France,
une politique de circonspection. Louis-
Philippe, « parce que Bourbon », n'avait
servi que les intérêts du pays. La démo-
cratie n'avait pas su le comprendre. Et les
partis s'étaient fait un jeu de l'aveugler,
d'exploiter ses chimères, ses illusions, sa
générosité. 1848 fut, si l'on veut, la victoire
de la nation, mais sa victoire contre elle-
même. La France désormais sera libre de
servir la cause des peuples, de reprendre
en Europe le programme de la politique
révolutionnaire, libre de se sacrifier, de
gaspiller ses chances, de compromettre sa
sécurité et son avenir. Quelqu'un viendra
même qui exécutera le programme devant
256 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lequel la seconde République aura reculé.
La dernière forme de la monarchie dispa-
rue, il n'y aura plus personne pour défen-
dre avec efficacité l'intérêt nati onal françai s .
Lamartine, dans la Chambre du gouver-
nement de Juillet oii il « siégeait au pla-
fond », s'était écrié un jour : « Ressus-
citer l'Italie suffirait à la gloire d'un peuple. »
Soudain porté au pouvoir par la révolution
de février, le poète, avec cette intelligence
intuitive dont il a plusieurs fois donné des
preuves mémorables, comprit que la Répu-
blique perdrait la France si elle accomplis-
sait au dehors lapolitique des nationalités.
Le jour où il pénétra au ministère des Af-
faires étrangères dont venait d'être chassé
Guizot, un des fonctionnaires de la mai-
son, le plus haut en grade, le plus expéri-
menté, qui avait été un des ouvriers de
l'accord avec Metternich, déclara au minis-
tre nouveau, après lui avoir passé les ser-
LA MALADIE DE 1815 257
vices, qu'il n'avait plus autre chose à taire
que de donner sa démission. « Pas du tout,
répliqua Lamartine avec vivacité. Vous êtes
notre maître et c'est vous que je veux consul-
ter. » Etonnant hommage rendu à Guizot
et à Louis-Philippe ! Après les avoir ren-
versés, Lamartine devait s'inspirer d'eux
dans son bref passage aux affaires. Comme
eux, il allait s'opposer à la « politique que
le peuple élaborait depuis 1815 » et que la
démocratie victorieuse croyait voir triom-
pher avec lui. Le poète, converti au bon
sens par sa responsabilité, devait désavouer
les propagandistes révolutionnaires, leurs
coups de main en Savoie et au delà du
Rhin, adjurer le peuple de songer à la France
avant de songer à l'Allemagne, à l'Italie, à
l'Irlande, à la Pologne... Dans sa longue et
mélancolique retraite, le poète s'est-il ja-
mais dit que sa brutale disgrâce, son impo-
pularité cruelle étaient venues de là?A-t-
il compris que l'élection foudroyante de
Louis-Napoléon tenait à la promesse que,
17
258 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
dès l'affaire de Strasbourg, celui-ci avait
solennellement apportée, lorsque l'héritier
du nom napoléonien s'était présenté comme
l'exécuteur du testament de Sainte-Hélène,
lorsqu'il avait juré « de vaincre ou de
mourir pour la cause des peuples?» Lamar-
tine a-t-il entendu le sens des clameurs
que la foule élevait contre lui dans cette
journée du 15 mai où sa gloire sombra ?
A-t-il su pourquoi, à l'élection du 10 dé-
cembre, l'homme de Strasbourg avait été
élu, tandis que lui, le héros de février, n'ob-
tenait qu'une poignée de suffrages? Il se
peut... Lamartine n'en a jamais rien dit.
Il ne s'est jamais plaint, pas plus que ne
s'étaient plaints Louis-Philippe ou Char-
les X. Il a dédaigné d'expliquer ce qu'il
avait voulu faire pour son pays. 11 a em-
porté son secret...
Il a fallu que la démocratie trouvât dans
un deuxième Napoléon son fondé de pou-
voir pour que sa politique prévalût, pour
que la « cause des peuples » triomphât. La
LA MALADIE DE 1816 259
deuxième République avait vécu du pur
amour des nationalités opprimées, brûlé du
désir de les aider à faire leur unité. Miche-
let a raconté plus tard ses sentiments, son
émotion, partagés par tous les témoins,
quand, à la fête du 4 mars 1848, devant
la Madeleine, parmi les drapeaux qu'ap-
portaient les députations d'exilés des pays
opprimés, il vit « le grand drapeau de l'Al-
lemagne, si noble (noir, rouge et or) le
saint drapeau de Luther, Kant et Fichte,
Schiller, Beethoven, et à côté le charmant
tricolore vert de l'Italie ». Rappelant ces
souvenirs, chers à son cœur, Michelet
s'écriait vingt-deux ans plus tard: « Quelle
émotion ! Que de vœux pour l'unité de ccB
peuples! Dieu nous donne, disions-nous,
devoir une grande et puissante Allemagne,
une grande et puissante Italie. Le concile
européen reste incomplet, inharmonique,
sujet aux fantaisies cruelles, aux guerres
impies des rois, tant que ces hauts génies
de peuples n'y siègent pas dans leur ma-
260 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
jesté, n'ajoutent pas un nouvel élément de
sagesse et de paix au fraternel équilibre du
monde. » Monument de toutes les illusions
du libéralisme et de la démocratie ! Texte
étrange à relire aujourd'hui, textequi éclaire
aussi notre histoire et qu'il faudra mettre
en épigraphe d'une future histoire philoso-
phique de la guerre de 1914!
Pourtant, les mois qui suivirent la Révo-
lution de février ne favorisèrent pas la cause
des peuples. L'unité italienne fut battue à
Novare. L'unité allemande échoua au Par-
lement de Francfort. Cet échec était aussi
celui de la révolution allemande, une révo-
lution à l'image de celle de 1789, qui vou-
lait fonder la nation germanique par la
liberté. Car la révolution et même la Répu-
blique, qu'un si grand nombre de nos con-
temporains ont vues dans l'avenir de l'Alle-
magne, appartiennent à son passé.
Les nationalistes — on dirait aujourd'hui
les pangermanistes, — du Parlement de
Francfort, espéraient donner au patriotisme
I
LA MALADIE DE 1815 261
allemand la satisfaction et la réparation
qu'il attendait depuis 1815. G'étaiten même
temps des libéraux, et, comme les appe-
lait Metternich, des jacobins. Ils croyaient
pouvoir réaliser l'unité allemande par un
régime parlementaire et libéral . Les poètes,
les historiens, les philosophes, les philo-
logues qui avaient répandu, en opposition
avec l'ensemble des forces conservatrices
et particularistes d'Allemagne, l'idée d'une
renaissance de la patrie allemande, s'ima-
ginaient aussi pouvoir en être les ou-
vriers. Ils abondaient au Parlement de
Francfort. Pourtant leur échec fut rapide
et complet. L'Assemblée dut se séparer
après des scènes de désordre et des mas-
sacres. L'essai d'une unification de l'Alle-
magne par le libéralisme était concluant :
ce n'était pas ainsi que le nationalisme ger-
manique réussirait. Entre le libéralisme et
le nationalisme, les patriotes allemands de-
vraient choisir. Bismarck, bientôt, allait
choisir pour eux, et l'unité allemande, au
!â62 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lieu d'aboutir à la naissance d'une grande
République idéaliste (comme se le figurait
Michelet entre tant d'autres), se former à
l'image de son créateur, l'État prussien,
monarchique, aristocratique et guerrier.
Quel que fût le génie politique de Bis-
marck, tout montre, cependant, qu'il n'eût
pas réussi à faire sortir l'unité allemande
des limbes où le Parlement de Francfort
l'avait replongée, s'il n'avait rencontré,
pour seconder ses projets. Napoléon 111 et
la politique des nationalités.
Bismarck a eu un prédécesseur dont le
nom est aussi obscur que le sien est il-
lustre. Ce précurseur malheureux a voulu,
tenté la même chose : l'unité de l'Alle-
magne par l'hégémonie prussienne. Ha-
dowitz, en 1849, entreprit, par le même
programme que celui de Bismarck, de faire
des Hohenzollern les syndics du patrio-
tisme allemand et de montrer qu'eux seuls
pouvaient réussir où le Parlement de
Francfort venait d'échouer. Pourtant Rado-
LA MALADIE DE 1815 263
witz ne parvint qu'à procurer à la Prusse
l'humiliation d'Ollmûtz, au lieu de la me-
ner à Sadowa et à Sedan. C'est qu'il s'était
heurté à l'Autriche et à la Russie, unies
pour faire respecter les données essentielles
des traités de 1 8 15 et pour barrer à la Prusse
la voie qui l'eût conduite à la domination de
l'Allemagne. Peut-être la Prusse eût-elle
encore subi plus que cette reculade, déjà
cruelle et humiliante, et l'Autriche aurait-
elle profité de l'occasion pour lui reprendre
la Silésie. Mais la Russie intervint dans
un sens modérateur : c'était la seconde fois
que la Russie sauvait la Prusse d'une situa-
tion désespérée. Ainsi avait-elle déjà fait
sous Frédéric II. Elle devait, plus tard, re-
gretter ce mouvement de bonté ou ce faux
calcul. Tous ceux qui ont été bienfaisants
ou indulgents pour l'État prussien ont eu,
tour à tour, quand ce n'est pas tous en-
semble, à le regretter...
La tentative de Radowitz, ce Bismarck
sans bonheur, appartient à l'histoire la
264 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
plus rétrospective. Elle est intéressante
parce qu'elle prouve, à l'inverse d'un pré-
jugé très répandu, que l'unité allemande
n'était ni fatale ni nécessaire. Il a fallu, pour
qu'elle pût s'accomplir, que la France lui
ouvrît elle-même le chemin, en faisant tom-
ber les barrières et en détruisant les der-
nières garanties de l'ordre européen cons-
tituées par ce qu'il restait des principes du
traité de Westphalie dans les traités de
1815.
Ici nous arrivons de nouveau à l'un des
trois ou quatre points culminants de notre
histoire. En élisant d'enthousiasme Louis-
Napoléon, en renouvelant à Napoléon III
empereur, par des plébiscites répétés, la
consécration du suffrage universel, la dé-
mocratie française a véritablement choisi
sa destinée. Avec un Napoléon, « la poli-
tique que le peuple élaborait depuis 1815 »
allait enfin s'accomplir. L'élu avait reçu le
mandat de faire triompher la « cause des
peuples » qu'il s'était engagé à soutenir.
LA MALADIE DE 1815 265
Jamais mandat impératif n'a été plus con-
sciencieusement rempli. Jamais la démo-
cratie française n'a eu de plus fidèle ser-
viteur de ses volontés.
Une partie des républicains doctrinaires
de 1848 avait pu bouder Napoléon, après
avoir conseillé au peuple d'élever contre
lui des barricades. Leur grand reproche,
celui d'avoir confisqué la liberté, s'affaiblit
à mesure que l'Empereur acheva, dans le
programme de la démocratie, ce qui tenait
le plus au*cœur du peuple, ce qui repré-
sentait Tessentiel de la doctrine. La situa-
tion de Victor Hugo, dans son exil volon-
taire, devint ridicule, lorsque, d'année en
année, on vit s'accomplir les vœux du ro-
mantisme pour l'affranchissement des peu-
ples, œuvre à laquelle l'Empire se dévouait.
Ce que Hugo avait chanté. Napoléon III le
réalisait. La lutte contre les puissances
de réaction et l'évangile de la libération eu-
ropéenne formaient encore le sujet d'un
poème célèbre des Châtiments^ comme ils
266 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
avaient inspiré les chansons de Bérangei%
cent pages ardentes de Quinet et de Mi-
chelet. Cette lutte fut engagée par le Second
Empire qui acceptait ce que la deuxième
République n'avait osé entreprendre. Le
système de Napoléon 111 fut d'ailleurs celui
d'une balance équilibrée avec adresse : au
dedans, en faisant respecter l'ordre, la reli-
gion, la propriété, il donnait satisfaction
aux conservateurs. Au dehors, par sa poli-
tique des nationalités, il comblait les vœux
des démocrates : ainsi sa position vis-à-vis
du suffrage universel était singulièrement
forte. Plus tard, avec l'Empire libéral, il
cherchera à renverser les termes de l'équa-
tion. Mais l'impulsion était acquise, et ce
qui avait été fait ne pouvait plus être ra-
cheté. En essayant de revenir en arrière,
on ne fera plus que précipiter la catas-
trophe...
On a dit que le caractère de Napoléon 111
était indécis. Dans sa volonté de mener
jusqu'au bout la politique des nationalités
LA MALADIE DE 1815 267
il a montré pourtant, jusqu'en 1866, une
résolution dont rien ne put le distraire.
Pour abolir les traités de 1815, ce qui était
la condition préalable d'un remaniement de
l'Europe, Napoléon III procéda par étapes
exactement calculées. La première fut la
guerre à la Russie. Affaiblir la Russie, en
abattre le prestige en Europe, c'était ache-
ver la Sainte-Alliance, c'était rendre pos-
sible pour l'avenir une guerre contre l'Au-
triche afin de libérer l'Italie. La démocratie
comprit à merveille ce calcul, pressentit
que ses vœux allaient être remplis. La guerre
de Grimée, la guerre contre le tsarisme et
l'autocratie fut une guerre populaire.
M. Gustave Geffroy a raconté, dans ï En-
fermé,comment le révolutionnaire Blanqui,
alors emprisonné, comme ce fut le lot le
plus commun de sa carrière, fit parvenir,
du fond de son cachot, ses félicitations à
l'homme du 2 décembre en apprenant que
l'Empire allait combattre la réaction mos-
covite. Instructive concordance : Bismarck,
268 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de son côté, a rapporté, dans ses Souvenirs,
que ses yeux commencèrent à s'ouvrir, que
ses sentiments profondément réactionnai-
res de hobereau prussien changèrent, qu'il
cessa d'être partisan de la Sainte-Alliance
à compter de la guerre de Crimée et qu'il
conçut alors son système : profiter de tout
ce que ferait Napoléon III contre les trai-
tés de 1815 pour pousser jusqu'au bout la
destruction de ces traités, par qui la Prusse
était enchaînée et impuissante, puis unir
l'Allemagne et conférer aux Hohenzollern
l'Empire reconstitué.
Après Sébastopol et le traité de Paris,
qui lui donnaient une position éminente en
Europe, Napoléon III pouvait tout faire,
le bien comme le mal. Ce fut le mal qu'il
choisit en connaissance de cause. En vain
Drouyn de Lhuys avait-il conseillé une
sage et prudente politique de conserva-
tion européenne, un retour au système de
Guizot et de Vergennes, une entente avec
l'Autriche, de moins en moins à craindre
LA MALADIE DE 1815 269
pour nous. Napoléon III refusa avec
netteté. La cause des peuples lui comman-
dait de se servir de sa puissance en Eu-
rope pour libérer, d'abord, l'Italie. La Rus-
sie, atteinte, ne pourrait plus venir au
secours de Vienne. C'est la guerre contre
l'Autriche que voulut et que choisit déli-
bérément Napoléon III pour affranchir
l'Italie et créer un État italien.
La guerre de 1859 marque l'apogée de
la popularité du second Empire. La démo-
cratie se reconnaît elle-même, s'admire,
applaudit ses plus vieilles aspirations
satisfaites dans cette guerre contre l'Au-
triche. D'anciennes traditions, des passions
transmises de très loin se raniment. Le
procureur général Pinard, célèbre par les
invectives de Hugo, prononçait alors ce mot
curieux : « Pour trouver les partisans
d'une guerre en Italie il faut aller les cher-
cher dans les centres où l'on complote la
chutedel'Empire. » C'était, sous une forme
excessive, l'expression d'une idée juste. La
270 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
guerre contre l'Autriche absolutiste et clé-
ricale, la guerre pour la libération italienne,
transportait d'enthousiasme les libéraux
(Havin et Guéroult), et les républicains
mêmes qui n'avaient pas désarmé dans leur
ressentiment contre le coup d'Etat. C'est
Jules Favre qui adressait alors à l'Empe-
reur cette apostrophe : « Si vous voulez
détruire le despotisme autrichien, délivrer
l'Italie de ses atteintes, mon cœur, mon
sang, tout mon être est à vous. » Le jour
où Napoléon III se rendit à la gare de Lyon
pour rejoindre notre armée de Lombardie
fut le plus beau jour de son règne. Paris
en fête couvrit sa voiture de fleurs. Le
faubourg Saint-Antoine lui-même, oij les
barricades du Deux décembre s'étaient
dressées, l'acclama.
Magenta, Solférino, brillantes victoires,
n'avaient pourtant pas fait couler le sang
français pour l'Italie seule. C'est pour la
Prusse, pour l'ennemie du lendemain, que
la démocratie napoléonienne avait travaillé.
LA MALADIE DE 1815 271
Bismarck disait alors, sans déguiser son
contentement : « Si l'Italie n'existait pas,
il faudrait l'inventer. » Dès lors il voyait la
possibilité de chasser l'Autriche de l'Alle-
magne, de s'allier contre elle au jeune État
italien. Encoredeuxfautes de Napoléon III,
et Bismarck réussirait pleinement...
Ces deux fautes, la démocratie napoléo-
nienne, en vertu de ses principes, ne devait
pas manquer de les commettre. Ce fut d'a-
bord l'afPairedes duchés, où Bismarck en-
traînait l'Autriche avec perfidie pour mieux
se brouiller avec elle. Au nom du principe
des nationalités, Bismarck réclamait le
Schleswig-Holstein. Au nom du principe
des nationalités. Napoléon resta neutre,
laissa écraser le Danemark. Plus tard, il
éprouva le besoin de s'excuser, avec une
naïveté d'ailleurs prodigieuse : « L'Empe-
reur, après avoir proclamé très haut le prin-
cipe des nationalités, pouvait-il tenir sur
les bords de l'Elbe une autre conduite que
celle qu'il avait suivie sur les bords de
272 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'Adige?!! était d'ailleurs bien loin de sup-
poser que la guerre dont le but avoué était
de soustraire les Allemands à la domination
danoise devait avoir pour résultat de mettre
des Danois sous la domination allemande. »
Tel est le danger de ce fameux principe,
dans lequel on veut voir aujourd'hui le re-
mède aux maux de l'Europe. Principe à
double tranchant : après avoir mis des Da-
nois et des Alsaciens-Lorrains sous la do-
mination prussienne, pourquoi dans l'ave-
nir deviendrait-il incapable de créer d 'autres
désordres et d'autres iniquités ?
La guerre de 1864 avait procuré à Bis-
marck l'occasion recherchée par lui d'une
rupture avec l'Autriche pour chasser défi-
nitivement cette puissance de l'Allemagne.
Quand la guerre de 1866 eut éclaté, Napo-
léon III se trouva encore engagé par son
système à rester neutre. D'ailleurs la Prusse
n'était-elle pas l'alliée de l'Italie? Se retour-
ner contre la Prusse, prendre le parti de
l'Autriche, n'eût-ce pas été désavouer la
LA MALADIE DE 1815 273
guerre de 1859, remettre en question la
libération italienne ? Napoléon III l'eût-il
voulu, comme le conseillait Drouyn de
Lhuys, toujours inécouté, que l'opinion
publique ne le lui eût pas permis. Toute
l'opinion libérale et républicaine, toute la
presse démocratique s'exaltaient pour la
cause prussienne qui était la cause de
l'unité italienne et de l'unité allemande :
exaltation sincère, naturelle, conforme aux
traditions de la démocratie. Bismarck s'est
vanté plus tard d'avoir nourri cet enthou-
siasme par des subsides adroitement dis-
tribués et il a expliqué comment il n'eut,
le jour où il voulut la guerre contre la
France, qu'à suspendre ces distributions
pour attiédir les sympathies prussophiles.
L'or peut jouer le rôle d'agent provoca-
teur, mais les idées mènent le monde. Pour
comprendre la politique française en 1866,
l'accord de Napoléon III avec Topinion, il
faut se rendre compte de ce qu'était l'état
des esprits en France quatre années avant
18
274 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Sedan. Ce n'est pas par inconscience, cer-
tes, que l'opinion publique apéché alors: on
peut dire que la nation a choisi son destin.
«L'unité de l'Allemagne, comme l'unité de
l'Italie, c'est le triomphe de la Révolution»,
disait le Siècle. La Liberté demandait que
la France restât fidèle à « la politique de
la prédominance d'une Prusse protestante
en Europe ». Emile de Girardin, idole du
public, toujours tranchant, écrivait dans la
Presse : « Que la France demeure calme, ou
« qu'elle tire l'épée, la France est logique-
« ment avec la Prusse, parce qu'elle est
« indissolublement avec l'Italie. » Et Pey-
rat, un radical beaucoup plus accentué,
dans son Avenir national insistait encore :
« La guerre commencée en Italie et en
« Allemagne, ne peut manquer de devenir
« générale. Les puissances, aujourd'hui
« neutres, y seront entraînées bon gré mal
« gré et la France notamment est appelée
« à y jouer un rôle prépondérant. Au point
« de vue du droit, il n'y a pas de cause plus
LA MALADIE DE 1815 275
« juste que celle de l'Italie, au point de
« vue de nos intérêts généraux et de notre
« honneur national, il n'y en a pas qui soit
« plus essentiellement française. En ce
« qui concerne l'Allemagne, l'Empereur
« n'est pas moins explicite. On voit bien
« sa pensée et son but. Il reconnaît que la
« Prusse et la confédération germanique
« cherchent naturellement à se donner : la
« Prusse plus d'homogénéité et de force
« dans le nord ; la confédération une union
« plus importante. C'est la politique de
« M. de Bismarck.» Guéroult, dans V Opi-
nion Nationale^ n'était pas moins favorable
à la politique impériale et la déclaration de
Napoléon III donnait satisfaction à son
libéralisme. « Quant à nous, il nous serait
« d'autant plus difficile de ne pasl'approu-
« ver que nous sommes assez heureux pour
« y retrouver, revêtus de ce style élevé et
« substantiel dont l'Empereur a le secret,
« les vues que nous n'avons cessé dedévc-
« lopper, depuis bientôt un an, sur les eau-
27C HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
« ses du conflit allemand,et depuis sept ans,
« sur la solution de la crise qui agite l'Ita-
« lie. » Le Journal des Débals approuvait
au nom du libéralisme doctrinaire : « La
« déclaration contenue dans la lettre de
(( l'Empereur ne laisse aucun doute sur la
« politique que le gouvernement compte
« suivre en prévision des événements qui se
<( préparent et, nous devons le dire, cette
« politique est conforme sur tous les points
« essentiels à nos propres idées. » Enfin, le
Siècle, parla plume d'un autre de ses rédac-
teurs, plus explicite encore que tous ses
confrères, écrivait ceci : « Qu'on le sache
« bien : être pour la Prusse et pour l'Italie,
« c'est vouloir le triomphe de la plus juste
« des causes. C'est rester fidèle au drapeau
« de la démocratie. Et maintenant, que les
« adversaires de l'Italie — et de la Prusse
« — disent franchement s'ils sont pour ou
« contre la démocratie et la révolution. »
Ainsi, être pour la Prusse, c'était, — en
1866 encore, — être pour la démocratie et
LA MALADIE DE 1815 277
la révolution ! Comment aujourd'hui ne pas
évoquer ces souvenirs ! Quel retournement
des situations, quel emploi des mêmes for-
mules, appliquées cette fois au militarisme
prussien et à la réaction prussienne ! Les
historiens de l'avenir railleront peut-être.
Mais nous, ce n'est pas par leur ironie que
nous frappent ces variations de l'opinion
publique. Nous sommes sensibles surtout
aux erreurs de la démocratie, erreurs
homicides, qui devaient coucher tant de
Français sur les champs de bataille de
1870, en coucher davantage encore sur les
champs de bataille de 1914-1915...
A la nouvelle de Sadowa, Paris, alors
républicain, avait illuminé. Oui, le Paris
de 1866 illuminait pour la victoire de la
Prusse. N'était-ce pas, comme disait le
Siècle^ une victoire de la Révolution? Et
l'on était à si peu de mois de l'année terri-
ble ! Jamais foule n'aura crié d'un meilleur
cœur : « Vive ma mort ! meure ma vie ! »
Quand on s'aperçut de la vérité, quand
278 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Thiers eut lancé ses vains et tardifs aver-
tissements, quand il apparut que la Prusse
était une puissance formidable, qu'elle
allait ressusciter une puissante Allemagne,
que le tour de la France était venu, après
celui du Danemark et de l'Autriche, —
alors il fut trop tard. La démocratie allait,
plus cruellement qu'il ne lui était arrivé en-
core, payer ses erreurs, son ignorance. Et
nous les expions à notre tour. Jamais et
pour aucun peuple la parole biblique n'a été
plus vraie : « Les pères ont mangé des raisins
verts et les lils ont les dents agacées. » A
Sedan, la « politique que le peuple élabo-
rait depuis 1815 » parvenait à son terme.
Les Français que le plomb de la « Prusse
libérale », de « l'alliée naturelle » de la
France, vint tuer alors, purent répéter,
comme ceux qu'il tue aujourd'hui, le grand
mot d'un des poètes delà sagesse romaine :
Delicla majorum ! C'est des fautes de nos
pères que nous mourons ! Notre destin,
notre tombeau, ce sont les générations an-
térieures qui nous l'ont préparé...
CHAPITRE VI
CAUSES GÉNÉRALES DE LA GUERRE DE 1914
L'histoire, quand elle est vue dans ses
ensembles, montre la rigueur avec laquelle
les événements s'enchaînent et s'engen-
drent les uns des autres. Mais ces enchaî-
nements sont lents. Ils s'espacent sur de
longues séries d'années. Ils sont d'une com-
plexité redoutable aux yeux des vrais
hommes d'État qui en ont l'intelligence et
qui savent que, bon ou mauvais, un germe
fixé dans le sol politique peut ne lever que
longtemps après qu'ils ont eux-mêmes
disparu. Les exemples abondent, au cours
des siècles de notre histoire que nous ve-
nons de passer en revue et, pour ainsi dire, à
vol d'oiseau. Le bienfait que Louis-Phi-
280 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
lippe a valu à noire pays en créant la neu-
tralité belge n'a porté tous ses fruits que
sous nos yeux. De même les erreurs de la
Révolution et de l'Empire n'ont produit
toutes leurs conséquences funestes qu'avec
le temps. C'est de la même manière que la
guerre de 1870, en plus des effets directs
de la défaite pour notre pays, a eu, pour
l'Europe entière, des effets indirects, qui
ont lentement formé la situation d'où la
guerre générale devait sortir.
Et d'abord, après 1870, lorsque l'unité
allemande fut faite et un Empire allemand
fondé, les suprêmes garanties de l'Europe
contre les abus de la force disparurent
avec les derniers vestiges des traités de
Vienne et de Westphalie. « Il n'y a plus
d'Europe », est le mot juste que le cardi-
nal Antonelli avait dit le premier, qu'on a
cent fois répété depuis. Il n'y a plus eu, en
effet, après l'unité allemande, de traces
de l'ancien système d'une Europe, organi-
sée, vaille que vaille, contre les'^excès des
LA GUERRE DE 1914 281
plus forts. Le système d'équilibre auquel
le monde européen était arrivé, grâce à la
France, et qui reposait essentiellement sur
l'impuissance de l'Allemagne, a été rompu.
Le germanisme une fois en liberté, le
règne de la force sans condition a reparu
dans l'ancien monde, aggravé encore par
la puissante concentration des Etats mo-
dernes et les ressources de la science : ter-
rible régression de l'espèce humaine dans
un âge où jamais les hommes n'avaient été
autant persuadés de leur progrès...
La Prusse ayant brisé les dernières con-
ventions de la société des peuples, les
autres États, il faut le reconnaître, s'af-
franchirent à leur tour et de la même fa-
çon. 1870 marque l'avènement de l'anar-
chie internationale. Sil'égoïsme est la loi de
la vie des États, il est des circonstances où
l'égoïsme absolu coûte cher. Dans le dé-
sordre où la chute des anciens principes,
la mêlée des nationalités et les fautes de
la démocratie napoléonienne avaient jeté
282 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'Europe, chacun assista à la défaite de
notre pays avec la pensée de profiter de
l'occasion. Thiers s'en aperçut cruellement
lorsqu'il entreprit à travers les capitales
cette tournée où il tenta de gagner des
concours à notre pays. On raconte qu'ar-
rivé à Londres, tandis qu'il plaidait la cause
de la France dans le cabinet de lord Gran-
ville, le vieillard, vaincu par la fatigue, s'af-
faissa soudain et se tut. Lord Granville,
sur le moment, le crut mort, et il se mit
à penser qu'elle était très belle, la fin de
cet homme d'Etat illustre, succombant à
l'heure oii il parlait pour sa patrie vaincue. . .
Ce n'est pas seulement avec cette indiffé-
rence esthétique que l'Angleterre de 1870
a regardé nos revers. Tout à fait négligente
du péril allemand qui, alors, ne faisait que
de germer pour elle, l'Angleterre agit même
en sorte que personne ne pût venir à notre
aide. Elle organisa la ligue des neutres,
qui ne pouvait nuire qu'à la France en in-
terdisant à ses membres d'entrer dans la
LA GUERRE DE 1914 283
guerre les uns sans les autres : c'était exac-
tement le contraire du pacte de Londres,
signé en septembre 1914. Gladstone et le
parti libéral, qui gouvernaient la Grande-
Bretagne, ont assumé alors une lourde
responsabilité envers leur pays. En lais-
sant naître l'Empire allemand, ces paci-
fistes ont préparé pour l'avenir une guerre à
laquelle leurs successeurs se sont vus con-
traints de faire face. Car c'est encore par
un de ces retours des choses d'ici-bas dont
l'histoire est coutumière que l'Angleterre
a dû déclarer la guerre à l'Allemagne en
1914 et que d'autres libéraux n'ont pu
échapper à la nécessité de lancer ce défi.
L'Angleterre decetempsnefutpas, entre
les puissances, la seule à prendre sa liberté.
On n'a jamais déchiré tant de traités, renié
à la fois tant de signatures qu'en 1870. L'Ita-
lie, entrant à Rome, tenait pour non ave-
nue la convention de septembre. La Rus-
sie, effaçant les résultats de la guerre de
Crimée, provoquait une revision du traité
284 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
de Paris. De toutes parts, on s'affranchis-
sait des obligations et des contrats. On
a pu citer beaucoup d'aphorismes bis-
markiens sur le droit et sur la force. Mais
qui donc était le ministre qui affirmait alors
que (( le droit écrit fondé sur les traités
n'avait pas conservé la même sanction mo-
rale qu'il avait pu avoir en d'autre temps » ?
C'était Gortschakof, c'était le chancelier de
l'Empire russe...
Le duc de Brogliea raconté que lorsqu'il
fut délégué par Jules Favre à la conférence
de Londres, il partit avec un espoir et une
ambition : recommencer l'œuvre de Talley-
rand à Vienne, rendre à la France par la
diplomatie ce qu'elle avait perdu par les
armes. Il fut vite détrompé : la conférence
internationale exclut de ses travaux les
questions qui concernaient la France et
l'Allemagne. Les temps avaient changé
depuis 1815. Les circonstances aussi. Et
le duc de Broglie, jusque-là beaucoup plus
libéral que royaliste, regretta de n'avoir
LA GUERRE DE 1914 285
pas eu derrière lui, comme Talleyrand, un
Louis XVIII.
Vaincue et meurtrie, la France de 1871
avait pourtant pensé un moment à la mo-
narchie comme à l'instrument ancien et
éprouvé du relèvement national. La décep-
tion était immense et le peuple français ve-
nait d'être éveillé de son rêve par des coups
cruels. L'invasion, deux provinces perdues,
plus d'un million de Français arrachés à
la patrie, une monarchie autoritaire et mi-
litaire mettant la main sur l'Allemagne, et
l'Allemagne acceptant l'hégémonie prus-
sienne : c'était donc cela, c'était cette fail-
lite qu'avait apportée la politique fondée
sur les principes de la Révolution, la cause
des peuples et la propagande des idées
libérales! Alors, le peuple français, revenu
de ses illusions, renoncera à toute grande
action extérieure, se repliera sur lui-même,
286 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
se vouera à sa réorganisation intérieure.
Une nouvelle ère, une nouvelle expérience
commenceront pour lui.
Au cours des années qui ont immédia-
tement suivi le traité de Francfort, on peut
dire que la démocratie a véritablement fait
son examen de conscience. Il est vrai
qu'elle ne l'a pas conclu en reconnaissant
ses erreurs. Oubliant le mandat impératif
qu'elle avait donné à Napoléon III, les
approbations répétées qu'elle avait appor-
tées à sa politique, elle fit retomber toutes
les responsabilités du désastre sur le « pou-
voir personnel ». Les monarchistes eux-
mêmes, à l'Assemblée nationale, furent en
grand nombre convaincus que le pouvoir
personnel avait été la cause de nos mal-
heurs. C'est le sentiment qu'exprimait le
duc d'Audiffret-Pasquier lorsqu'il disait :
« Nous ramènerons le roi ficelé comme un
saucisson. » Le résultat fut qu'il n'y eut pas
de roi du tout, ni « ficelé » ni autrement.
C'est essentiellement sur cette idée qu'é-
LA GUERRE DE 1914 287
choua la restauration de la monarchie.
Le régime républicain parlementaire, la
démocratie intégrale eurent dès lors partie
gagnée et Bismarck, il ne s'en est pas
caché, accepta cette solution avec plaisir.
Même il s'est vanté d'avoir, à plusieurs
dates critiques de nos luttes intérieures,
« mis les choses en scène à Berlin ». La
monarchie des HohenzoUern rendait à la
France ce que les Capétiens avaient fait
autrefois à l'Allemagne : elle voyait chez
nous avec faveur des institutions qui étaient
le contraire des siennes. Et, quant à l'atti-
tude à prendre vis-à-vis des affaires de
France, Bismarck donnait à son maître
le même conseil que Pierre Dubois avait
donné à Philippe le Bel et Marillac à Henri II
pour les affaires d'Allemagne.
Tandis que la France agitait la question
de savoir si elle serait monarchie ou répu-
blique, la terre continuait de tourner, les
288 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
problèmes européens de se poser. L'unité
italienne, l'unité allemande accomplies, le
repos n'était pas acquis pour l'Europe. La
question d'Orient, sans cesse grandie, sans
cesse impliquée plus gravement dans les
affaires européennes depuis le xviii'' siècle,
se développait encore et sous des formes
plus aiguës. Comme l'avait prévu Prou-
dhon, de nouvelles nationalités aspiraient
à prendre leur place au soleil, revendiquaient
leur droit à l'indépendance et à la vie. Des
peuples aussinégligés autrefois que peuvent
l'être aujourd'hui des tribus asiatiques
(qu'on se souvienne de ce que les Bulgares
étaient pour Voltaire) prenaient conscience
d'eux-mêmes. La conception des races
s'étendait aux confins du monde européen.
L'idée slave devenait un ferment semblable
à ce qu'avait été l'idée germanique dans la
période antérieure. Ce devait être l'origine
de nouveaux et vastes conflits qu'enveni-
meraient l'anarchie et les rivalités euro-
péennes.
LA GUERRE DE 1914 289
La guerre russo-turque, la grande guerre
nationale de la Russie, la guerre pour la
délivrance des frères slaves opprimés, se
termina par le congrès de Berlin, théâtre
des plus subtiles intrigues de Bismarck,
La France, représentée à ce Congrès de
l'Europe, en fut pourtant moralement « ab-
sente ». L'opinion publique, pour qui ces
affaires orientales étaient neuves autant
que lointaines, y assista distraitement.
Distraction bien naturelle. Là-bas, pour-
tant, se formaient les orages de l'avenir,
et la guerre de 1914 est sortie du congrès
de Berlin comme la plante sort de la
graine. Bismarck avait spéculé sur l'in-
quiétude que les progrès de la Russie
avaient inspirée à l'Angleterre pour s'in-
troduire entre les deux puissances et ex-
ploiter leur rivalité. D'autre part, il avait
saisi l'occasion de séduire l'Autriche, de
l'attacher définitivement à l'Allemagne en
lui montrant le chemin de l'Orient comme
la compensation de Sadowa. Le point ca-
19
290 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
pital de son projet, c'était l'attribution à
l'Empire austro-hongrois de la Bosnie et
de l'Herzégovine. Quel Français se doutait
alors que, de ce fait, son pays dût, trente-
cinq ans plus tard, être engagé dans la
guerre ? Les Anglais ne s'en doutaient pas
davantage. Bien mieux : l'Angleterre elle-
même entra dans la combinaison de Bis-
marck. C'est lord Salisbury qui, par un
scénario fort bien préparé, proposa que
l'administration des deux provinces fût con-
fiée à l'Autriche. Ainsi l'Autriche se trou-
vait mise en antagonisme, à plus ou moins
longue échéance, mais d'une manière iné-
luctable, avec les Serbes, la Russie, le
monde slave. Aujourd'hui l'Angleterre est
alliée des Russes. Elle est en guerre contre
l'Autriche et l'Allemagne. Etl'une des cau-
ses immédiates de cette guerre a été l'anne-
xion définitive de la Bosnie et de l'Herzégo-
vine par l'empereur François-Joseph. Qui
sait les renversements de points de vue.
LA GUERRE DE 1914 29i
d'intérêts, de situations que pourra revoir
l'avenir?...
* ¥
De longues années de paix armée suivi-
rent, tandis que couvait cet incendie. On
vit alors le peuple français laisser peu à
peu tomber en oubli l'idée de revanche et,
non sans ressentir par intervalles l'aiguil-
lon de la menace allemande, s'abandonner
à l'illusion de toutes les démocraties, qui
consiste à donner aux questions de poli-
tique intérieure le pas sur le reste. Les
démocraties ont toujours tendance à vivre
en vase clos. Ce paysan dont un pré ferme
l'horizon, ce prolétaire dont les deux bras
sont le seul bien, ce commerçant accablé
de soucis, et même, dans une sphère supé-
rieure, ce médecin, cet avocat, que leur
profession spécialise, comment leur atten-
tion se porterait-elle avec continuité par
I
292 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
delà les frontières ? A la Chambre fran-
çaise, faiteà l'image de la société moyenne,
les questions de politique extérieure n'ont
jamais été traitées que par un petit nombre
de parlementaires, toujours les mêmes,
écoutés avec la déférence qu'on accorde
à ceux qui ont pénétré des sciences ardues,
mais écoutés avec distraction. En réalité,
tous les ministres des Affaires étrangères
du gouvernement delà République ont pu
suivre la politique qu'ils ont voulue : le
Parlement leur donnait un blanc-seing. La
démocratie française s'est occupée avant
tout d'une redistribution des richesses. Sa
grande préoccupation a été les impôts, les
traitements, les retraites. Sa politique a
été surtout fiscale. Son souci a été de ré-
partir le capital de la nation, non de l'ac-
croître ni même de le protéger. Dans le
même temps nous avons vu, en Angleterre,
une tendance toute pareille diriger le corps
électoral et le Parlement. Selon la parole si
souvent répétée par lord Rosebery dans ses
LA GUERRE DE 1914 293
campagnes contre le radicalisme anglais, et
qui servira peut-être plus tard à caractéri-
ser l'attitude de la France et de l'Angleterre
dans les années qui ont précédé la guerre,
on s'occupait de créer, dans ces deux pays,
une sorte de chimérique Eden sans s'in-
quiéter de savoir si les loups ne seraient
pas tentés d'entrer dans la bergerie.
Cependant l'État monstrueux que la
Prusse avait créé en Allemagne pesait sur
la vie de l'Europe. Cette vaste monar-
chie autoritaire et militaire n'était pas dan-
gereuse seulement par son organisation et
par sa puissance. Les conditions mêmes
de sa formation l'obligeaient à toujours
grandir, à s'armer toujours davantage.
Comme s'ils eussent senti que l'existence
de l'Allemagne unie était un phénomène
anormal, les fondateurs du nouvel Empire
ont toujours pensé et leurs successeurs ont
294 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
pensé comme eux que cet Empire ne pou-
vait durer qu'en s'appuyant sur une force
militaire immense, en gardant toujours les
moyens d'intimi der et d'attaquer à son heure
des voisins, dont la coalition possibleétait
pour Bismarck un cauchemar : de là est sor-
tie la théorie de la guerrepreventive.il y a
eu autre chose encore. Le prestige de l'Al-
lemagne venait de ses victoires : elle avait
fondé son crédit dans le monde, au point de
vue politique, au point de vue commercial
et même au point de vue de sa « culture »
sur sa supériorité militaire. Nietzsche a
dit à peu près un jour qu'en fait de poètes,
d'artistes, de philosophes l'Allemagne nou-
velle avait Bismarck, et encore Bismarck,
mais seulement Bismarck. L'Allemagne
contemporaine a vécu, en effet, de l'auto-
rité que lui avaient donnée les trois victoires
successives de la Prusse, ces trois guerres
de 1864, de 1866, de 1870, dont sir Edward
Grey a dit avec éloquence et avec raison ces
temps-ci que ç'avaient été trois guerres
LA GUERRE DE 1914 295
déclarées à TEurope. Le système qui avait
fondéla Prusse d'abord, l'Empire allemand
ensuite, ne pouvait aller qu'en s'aggra-
vant. Les choses se conservent par les
mêmes conditions qui ont présidé à leur
naissance : l'Allemagne unie a continué à
durer par les mêmes moyens qui l'avaient
tirée du néant, c'est-à-dire par la guerre,
considérée comme une industrienationale.
C'est la pensée que ses chanceliers les plus
divers n'ont jamais manqué de développer.
Toujours plus de soldats, toujours plus de
canons. L'Allemagne devait avoir des régi-
ments comme une banque d'Etat a de Tor
dans ses caves pour donner de la valeur
à ses billets : M. de Bethmann-HoUweg a
exposé la théorie peu de temps encore
avant la guerre. Seulement, une heure est
venue où la tentation a été trop forte de
se servir de cette encaisse. Et la grande
illusion de l'Europe aura été de croire que
l'Empire allemand pouvait tenir neuf cent
mille hommes de première ligne sous les
296 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
armes pour conserver la paix, que cette
puissance militaire, une des plus formi-
dables que le monde ait jamais vues, n'exal-
terait pas le peuple qui la possédait, ne le
pousserait pas aux idées de conquête et
d'agression.
Les grands États qui, par indifférence,
aveuglement ou calcul avaient laissé la
Prusse s'emparer de l'Empire allemand,
n'avaient pourtant pas tardé à sentir la
pointe du péril. En 1871, Charles Gavard,
un de nos meilleurs diplomates, à ce mo-
ment à Londres, notait ceci dans son jour-
nal : « Le public anglais comprend que c'est
la guerre perpétuelle qui commence. » Intui-
tion fugitive sans doute. Bismarck s'appli-
qua à la dissiper en excitant l'Angleterre
contre la Russie. Mais, dès 1875, quand il
méditait d'en finir avec la France, la Triple-
Entente s'était déjà spontanément dessinée
comme une nécessité naturelle. Du temps
devait passerencoreavant qu'elle prît forme.
Pourtant on peut dire que l'opposition des
LA GUERRE DE 1914 297
trois puissances aujourd'hui alliées, et leur
conflit avec l'Empire allemand étaient
inscrits dans le livre de la fatalité dès le
jour 011 une Allemagne s'était refaite.
L'immense honneur de la nation fran-
çaise, à travers ses distractions et ses fai-
blesses, est d'avoir toujours gardés irré-
ductibles l'idée de son indépendance et le
sentiment de ses devoirs. Nous avons, au
cours de ce livre, montré les erreurs et les
responsabilités des gouvernements démo-
cratiques. Mais ce qu'il faut proclamer très
haut, c'est que jamais peut-être dans l'his-
toire on n'aura vu un peuple en démocratie
fournir une aussi vigoureuse résistance que
le nôtre aux principes de dissolution que
ses institutions lui apportaient. Une démo-
cratie qui, pendant quarante-quatre années,
a su accepter le lourd fardeau du service
obligatoire et universel, c'est un des phé^
nomènes les plus rares qu'il y ait dans les
annales de l'humanité. La France, nous
venons de nous en apercevoir cruellement.
298 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
aurait dû s'armer, se préparer davantage
pour résister à l'agression de l'Allemagne.
Son grand titre de gloire, c'est qu'elle
n'aura pas renoncé. Elle a assumé les sacri-
fices nécessaires. En 1914, elle a relevé le
défi de l'Allemagne. Elle fournit en ce mo-
ment un effort, elle montre une persévé-
rance qu'admirera l'histoire, une énergie
qui fait honneur aux ressources de la race.
Nous pouvons le dire hautement : aucun
autre pays que la France n'était capable
de cela. Quel n'eût pas été notre destin si,
chez nous, la prévoyance eût été égale au
courage, si le cerveau de l'Etat eût été
aussi bon que le cœur des citoyens?
Il y a quelques années — si l'on veut
bien nous pardonner de nous citer nous-
même — , nous écrivions qu'il n'avait
jamais été plus opportun de reprendre
l'image fameuse de Prévost-Paradol avant
1870. Les deux locomotives lancées sur la
LA GUERRE DE 1914 299
même voie à la rencontre l'une de l'autre,
et dont Prévost-Paradol avait parlé à la fin
du Second Empire, ce n'était plus seule-
ment la France et la Prusse : c'était le
monde germanique d'un côté, la Triple-
Entente de l'autre '. Un lieu commun, géné-
ralement reçu, développé dans des discours
et dans des journaux innombrables, a
permis de soutenir jusqu'au jour de la dé-
claration de la guerre que la Triplice et
la Triple-Entente avaient reconstitué l'équi-
libre de l'Europe, que les deux systèmes
d'alliances se faisaient l'un à l'autre contre-
poids, que le risque de guerre était par là-
même écarté. Equilibre dangereusement
instable, en réalité. La France, la Russie,
l'Angleterre, malgré tout ce qui avait pu les
séparer, avaient fini par unir leurs forces
contre le péril commun. Mais cette coalition ,
n'eût-elle existé que sur le papier, faisait
1. Voir notre livre le Coup d'Agadir et la guerre
d'Orient.
300 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
craindre à l'Allemagne de ne plus être, et
surtout de ne plus paraître, la plus forte.
Or, il fallait que la réputation de sa su-
périorité militaire restât intacte. De là, des
armements toujours croissants, un effort
plus grand chaque fois qu'un événement
nouveau, survenant dans la situation poli-
tique, semblait propre à diminuer le pres-
tige de l'Allemagne en Europe. De son côté,
la Triple-Entente, à regret le plus sou-
vent, avec lenteur et avec retard, devait se
mettre à égalité avec l'Empire allemand.
Cette marche parallèle des deux groupes ne
pouvait se prolonger à l'infini. Une pareille
rivalité ne pouvait se terminer autrement
que par la guerre.
La Triple-Entente n'a fait que suivre les
impulsions venues de Berlin. Elle n'a fait
que répliquer, — insuffisamment, d'ail-
leurs, presque toujours — aux mesures
prises parl'Allemagne.Elleest restée fidèle,
en somme, au principe qui avait présidé à
ses origines : le principe de résistance, le
LA GUERRE DE 1914 301
principe de non-acceptation, en réponse à
la volonté expresse de l'Allemagne de do-
miner toujours par la puissance de ses
armes, d'imposer sa volonté en intimidant
l'Europe. La provocation ne pouvait pas
partir du groupe anglo-franco-russe. Mais
l'obstacle que ce groupe opposait à l'hégé-
monie allemande, les efforts croissants aux-
quels il obligeait l'Empire, irritaient celui-ci
chaque jour davantage. L'Allemagne a tenté
dix fois de dissocier la Triple-Entente. En
dépit de ses hésitations, de ses faiblesses,
de ses lacunes, la Triple-Entente a duré.
Plus l'Allemagne s'armait, se montrait me-
naçante et provocante, plus aussi la Triple-
Entente se resserrait. Le jour devait venir
011 l'Allemagne tenterait de la briser :
ainsi, ce qui était fait pour conserver la paix
se transformerait en principe de guerre.
Telle était encore une des fatalités vers
lesquelles l'Europe marchait.
Un Etat où tout est né de la guerre et
fait pour la guerre, dont la guerre est « i'in-
302 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
dustrie nationale», n'en court pourtant pas
le grand risque sans qu'un ensemble de
circonstances se soit produit qui l'y ait
déterminé. L'Allemagne a peut-être laissé
passer pour sa guerre préventive contre la
Russie, sa guerre d'agression contre la
France, des occasions meilleures que celle
qu'elle a choisies en 1914. Après vingt
ans d'un règne pacifique, c'est en 1909,
c'est à propos des affaires d'Orient que,
pour la première fois, Guillaume II aura
pris une attitude nettement belliqueuse.
Pourquoi cela ?
Révolution turque de 1908, annexion défi-
nitive de la Bosnie-Herzégovine par l'Au-
triche, protestation de la Russie, mouve-
ment général du slavisme cjontrela poussée
du monde germanique vers l'Orient : l'en-
chaînement des causes est certain. Mais il
faut remonter plus haut, comprendre que
l'Allemagne, au congrès de Berlin, en fai-
sant attribuer la Bosnie à l'Autriche pour
acquérir son alliance, en lui accordant une
LA GUERRE DE 11)14 303
compensation à sa défaite de 1866, s'était
engagée pour l'avenir. Cette compensation,
il fallait la garantira l'Autriche, sous peine
de voir celle-ci aspirer à reprendre un rôle
dans le monde germanique d'oii elle avait
été expulsée après Sadowa. Or, dans l'en-
tre-temps, les peuples balkaniques s'étaient
définitivement éveillés à l'existence. Comme
l'avaient prévu, après Proudhon, quel-
ques esprits pénétrants, le principe des
nationalités, propagé dans l'Europe orien-
tale, y produisait les mêmes bouleverse-
ments qu'il avait produits dans l'Europe
centrale. Et la Russie se trouvait derrière
la Serbie comme Napoléon III s'était trouvé
derrière le Piémont... Conflits d'idées, de
sentiments, d'intérêts, tout faisait glisser
l'Europe vers la guerre. A l'ultimatum alle-
mand de 1909, lui enjoignant de recon-
naître l'annexion de la Bosnie-Herzégovine
par l'Autriche, la Russie avait pu céder.
Eût-elle cédé encore à l'ultimatum de 1914,
l'Allemagne eût-elle remporté un nouveau
304 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
succès de sa politique d'intimidation en
obtenant que la Russie permît à l'Autriche
d'écraser les Serbes, que la même situation
se fût reproduite tôt ou tard. Un jour de-
vait venir où une résistance profonde, com-
mandée par l'instinct de conservation, serait
opposée à une nouvelle exigence de l'Al-
lemagne, sous peine de voir le monde ger-
manique faire désormais la loi à l'Europe.
Les calculs de l'Allemagne ont été dé-
joués. Elle a échoué dans son entreprise.
La Triple-Entente, comme l'a déclaré M. Vi-
viani, n'a pas cédé à la pression dont elle a
été l'objet. Elle a subi l'épreuve de la guerre
et elle y a résisté. La France est restée fidèle
à son pacte avec la Russie, quoique Guil-
laume II, comme l'indiquaient les démar-
ches et les avertissements préalables de
M. de Schœn à Paris, ait escompté une dé-
faillance. La Belgique, par un haut fait qui
restera mémorable dans l'histoire, a re-
LA GUERRE DE 1914 305
poussé les sommations du puissant Empire.
L'Angleterre, contre l'attente de l'Empe-
reur et de son peuple exaspérés de leur
propre méprise, s'est gardée de recom-
mencer son erreur de 1870. Malgré la puis-
sance de ses armées, la plus formidable
machine de guerre que le monde ait vue,
malgré sa préparation et son organisation,
poussées à un degré qui jamais n'avait été
atteint, l'Allemagne a été vaincue sur les
rives de la Marne, et sa supériorité mi-
litaire a dès lors été mise en discussion.
Les neutres ne l'ont plus tenue pour invin-
cible : considérable changement dans l'at-
mosphère européenne. Surtout, l'Europe a
compris que son repos, sa sécurité, sa civi-
lisation étaient incompatibles avec l'exis-
tence d'une grande Allemagne unie, que
nulle entente ne serait jamais possible avec
cet État-brigand. Quoi qu'il arrive, une
idée restera souveraine : c'est que la puis-
sance allemande est le fléau du monde eu-
ropéen.
20
306 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
Quelque favorable que puisse apparaître
l'avenir, n'oublions pas cependant que l'his-
toire aime la complexité autant qu'elle a
horreur des solutions simples. Tant d'in-
térêts, d'aspirations, de besoins, de forces
restent en présence, qu'il est plus sage de
douter que, même après cette guerre gi-
gantesque, un ordre nouveau, définitif,
satisfaisant pour tous, puisse être trouvé
d'un seul coup. 11 importe de se souvenir
que la politique vit surtout de compromis,
de solutions moyennes qui laissent la porte
ouverte à de nouvelles difficultés, à de nou-
veaux conflits. L'idée de nationalité et
l'idée de race travaillent l'Europe depuis
une centaine d'années. Qui peut répondre
que ces idées n'animeront pas, à leur tour,
d'autres peuples qui semblent aujourd'hui
en sommeil, qu'elles ne détermineront pas
d'autres catastrophes ? La France a été
directement atteinte par l'unité allemande.
Elle vient, par un choc en retour, de sou-
tenir une grande guerre sortie des suites de
LA GUERRE DE 1914 307
cette unité et amenée par de nouveaux
enfantements de nations dans l'Europe
orientale. Qui nous dit que ces causes ces-
seront d'agir, que d'autres événements sem-
blables ne porteront pas sur nos destinées
le même contre-coup ?
L'espérance que nous pouvons nourrir,
c'est que, si l'Allemagne est bien vaincue, le
régime qu'elle a imposé à l'Europe et qui,
par une effroyable régression, met sous les
armes toute la population mâle des peu-
ples (idée qui eût fait frémir d'horreur les
Français d'autrefois) pourra, devra être
aboli. La guerre à la façon germanique, la
guerre sauvage des nations armées devien-
dra alors un des plus mauvais souvenirs
de l'humanité. Le siècle où l'Allemagne fut
unie et puissante passera pour un siècle de
fer. Quant à connaître le repos complet,
quant à être assurés de vivre pour eux-
mêmes, sur eux-mêmes, sans craindre
d'être entraînés dans de nouveaux conflits,
les peuples ne pourront de longtemps l'es-
308 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
pérer. L'histoire est lente. Ses retours, ses
méandres sont perfides. Une des pires illu-
sions qu'une nation puisse entretenir con-
siste à penser qu'il est en son pouvoir, par
sa seule volonté, d'échapper aux consé-
quences du passé, de déclarer efficacement
que, pour elle, tous les problèmes sont réso-
lus, que, satisfaite de ce qui est, renfermée
entre ses frontières, elle entend ne plus
vivre que pour son compte. Cette illusion,
qui a tenté presque toutes les démocraties,
a failli nous coûter notre existence natio-
nale. C'est l'erreur dans laquelle la France
ne devra pas retomber. Les Français de
1914 et 1915 ont héroïquement payé pour
les fautes de leurs ancêtres. Ils ont préparé
pour les générations prochaines un avenir
meilleur que le temps qu'ils ont eux-mêmes
vécu. Mais, pour ces générations mêmes, le
cycle des travaux et des peines n'est pas,
ne sera jamais fermé...
FIN
APPENDICES
I
LE MARIAGE AUTRICHIEN DE NAPOLÉON I^"^
Lorsque Napoléon voulut épouser une
Habsbourg, recommencer le mariage de
Louis XVl, il mécontenta ses vieux soldats
et l'opinion restée fidèle aux traditions révo-
lutionnaires. Plus tard, les napoléoniens
libéraux diront que la décadence de l'Em-
pire a daté du jour où Napoléon eut pris
pour femme une Autrichienne. Il est curieux
délire, dans V Histoire de Thiers, le résumé,
très bien fait, du conseil 011 l'Empereur con-
sulta les dignitaires sur son mariage. L'op-
position entre Talleyrand, représentant de
310 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
l'ancien régime et Murât, représentant de
la Révolution, est frappante :
Napoléon se mit alors à recueillir les voix,
en commençant par la gauche, c'est-à-dire par
le côté où allaient être exprimés les avis les
moins sérieux, bien que M. de Talleyrand s'y
trouvât. Il se réservait les avis les plus graves
pour les derniers... Le prince Eugène, parlant
après le prince Lebrun, reproduisit en termes
simples et modestes les raisons que donnaient
les partisans de la politique autrichienne, et qui
furent répétées avec plus de force, quoique avec
une concision sentencieuse, par M. de Talley-
rand. Celui-ci était, après l'archichancelier, le
juge le plus compétent en pareille matière. Il dit
que le temps d'assurer la stabilité de l'Empire
était venu, que la politique qui rapprochait de
l'Autriche avait plus qu'une autre cet avantage
de la stabilité, que les alliances avec les cours du
Nord avaient un caractère de politique ambitieuse
et changeante, que ce qu'on voulait c'était une
alliance qui permît de lutter avec l'Angleterre,
que l'alliance de 1756 était là pour apprendre
qu'on n'avait trouvé que dans l'intimité avec
APPENDICES 311
TAutriche la sécurité continentale nécessaire à
un grand déploiement de forces maritimes ;
qu'enfin, époux d'une archiduchesse d'Autriche,
chef du nouvel empire, on n'aurait rien à envier
aux Bourbons. Le diplomate grand seigneur, par-
lant avec une finesse et une brièveté dédai-
gneuses, s'exprima comme aurait pu le faire la
noblesse française, si elle avait eu à émettre un
avis sur le mariage de Napoléon.
Il restait à consulter Murât et Tarchichance-
lier Gambacérès. Murât montra une vivacité
extrême et exprima au milieu de ce Conseil des
grands de TEmpire tout ce qui restait de vieux
sentiments révolutionnaires dans l'armée. Il sou-
tint que ce mariage avec une princesse autri-
chienne ne pouvait que réveiller les funestes sou-
venirs de Marie- Antoinette et de Louis XVI, que
ces souvenirs étaient loin d'être effacés, loin d'être
agréables à la nation ; que la famille impériale
devait tout à la gloire, à la puissance de son
chef ; qu'elle n'avait rien à emprunter à des
alliances étrangères, qu'un rapprochement avec
Tancien régime éloignerait une infinité de cœurs
attachés à l'Empire, sans conquérir les cœurs de
312 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
la noblesse française. Il s'emporta même avec
toutes les formes du dévouement contre les par-
tisans de l'alliance de famille avec l'Autriche,
affirmant qu'une telle alliance n'avait pu être
imaginée par les amis dévoués de l'Empereur.
(Thibrs, Histoire de l'Empire, livre XIX.)
Il
l'unité italienne et l unité allemande
Crispi étant allé voir Bismarck à Varzin
en 1887, un témoin de leurs entretiens les
a rapportés dans un petit livre peu connu
dont voici un passage qui éclaire ce que
nous avons dit, au cours de ce livre, des
traités de 1815 :
« Par Teffet d'une transition hardie la conver-
sation se porte sur les traités internationaux.
« Que reste-t-il des traités de 1815? Plus rien.
< — Et pour ma part, dit le Prince (de Bis-
mark), j'ai quelque peu contribué à achever de
les réduire à néant.
« En effet, du jour où, conseiller intime de lé-
gation, M, de Bismarck arriva, en qualité de délé-
gué de la Prusse, à la diète de Francfort (août
314 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
1851), jusqu'au traité signé, le 10 mai 1871, dans
cette même ville, à Thôtel du Cygne blanc, avec
les plénipotentiaires français, il n'a cessé de tra-
vailler à cette tâche. N'étaient-ce pas les traités
de Vienne qui avaient établi ces rapports fédé-
raux que M. de Bismarck considérait « comme
une infirmité de la Prusse qu'il fallait guérir
fero et igné » tôt ou tard ? N'avaient-ils pas con-
sacré, en quelque sorte, la domination de la France
sur l'Alsace, la < porte » de l'Allemagne?
« M. de Gavour, en annulant, pour ce qui con-
cerne l'Italie, l'œuvre du Congrès de Vienne,
avait prévu que la France se mettrait sur la même
voie pour ce qui concernait l'Allemagne.
« Au mois de septembre 1860, après Castel-
fidardo, la campagne d'Ombrie et l'entrée de Vic-
tor-Emmanuel à Naples, le comte Brassier de
Saint-Simon, envoyé de S. M. le roi de Prusse
près la Cour de Turin, vint lire à M. de Cavour
une note énergique de M. de Schleinitz, sur la
conduite du Piémont, et voulut, d'après ses ins-
tructions, lui en laisser copie.
« — Je n'éprouve pas, répondit à peu près
M. de Cavour, un désir bien ardent de posséder
APPENDICES 315
copie de cette dépêche... Mais, en tout cas, je me
console d'avoir déplu si vivement au Gouverne-
ment de S. M. le roi Guillaume par la pensée
que « la Prusse, un jour, saura gré au Piémont
de Texemple qu^il vient de lui donner. »
{M, Crispi chez M. de Bismarck, Journal d4
voyage, Rome 1894, p. 55 à 57.)
Plus loin dans la bouche de Crispi :
€ Coup d'œil rétrospectif sur l'histoire : Pa-
rallélisme des destinées politiques du Piémont
et de la Prusse, de la maison de Savoie et de
celle des Hohenzollern qui. Tune et l'autre pour-
raient avoir la même devise : Vom Fels zum
Meer (de la montagne à la mer).
« Victor Amédée II de Savoie fut un des pre-
miers souverains qui reconnurent à Frédéric I"
la qualité de roi de Prusse ; par réciprocité, le
fils de Frédéric, Frédéric -Guillaume I", fut des
premiers à reconnaître à Victor-Amédée la qua-
lité de roi de Sicile qu'il avait acquise par le
traité d'Utrecht et qu'il devait échanger, en 1720,
avec celle du roi de Sardaigne... Victor-Amédée
écrivait, le 25 juillet 1716, à son ambassadeur
316 HISTOIRE DE DEUX PEUPLES
à Paris, où venait d'arriver le ministre de Prusse,
baron de Knjpliausen : « Nous souhaitons que
vous tâchiez de lier amitié avec le ministre de
Prusse, vous en procurant la confiance, que vous
aurez soin ensuite de cultiver. Nos ministres ont
toujours eu celle des ministres du feu Roy, et
il y a toujours eu entre eux beaucoup de liaison,
ainsi qu'il y en a eu une fort cordiale entre
Nous et Luy. Vous rencontrerez notre entière
satisfaction si vous pouviez en fomenter une
égale entre Nous et le Roy son maître... » Le
Roi de Prusse faisait, en réponse, exprimer « les
sentiments d'estime et de joie avec lesquels il
avait appris les ouvertures faites à son Ministre,
auxquelles il répondrait d'une manière qui prou-
verait combien il s'estimait heureux de pouvoir
affermir avec S. M. Sicilienne une véritable bonne
correspondance, telle qu'elle pût être utile aux
deux cours et au bien commun... »
(Ibidem, p. 154 à 156).
La participation de l'Italie à la guerre
de 1915 du même côté que la P'rance est
un de ces événements qui montrent combien
APPENDICES 317
la vie politique est complexe et féconde en
réactions et en surprises. Si l'unité ita-
lienne a eu des partisans en France, c'étaient
aussi des partisans de l'unité allemande et
des admirateurs de la Prusse, qui ne sépa-
raient pas la nouvelle Italie de la nouvelle
Allemagne. L'Italie, qui a manqué à notre
alliance en 1870, n'a pas été l'alliée de
l'Allemagne en 1914-1915, et ces deux atti-
tudes s'expliquent fort bien par la position
même de l'Italie en Europe et par ses inté-
rêts : Bismarck, quoiqu'il eût fondé la Tri-
plice, avait eu le pressentiment de cela.
C'est un exemple qui prouve combien la
politique est mouvante et qui montre l'im-
prudence qu'il yaà s'y croire jamais assuré
de l'avenir.
FIN DES APPENDICES
TABLE DES MATIERES
Pages
Avant-propos 7
Chapitre premier, — La monarchie héréditaire
des Capétiens et l'anarchie allemande. . 11
Chapitre II. — Les traités de Westphalie :
l'anarchie allemande organisée et la sécu-
rité de la France garantie 61
Chapitre III. — La France entre la Prusse et
l'Autriche . 107
Chapitre IV. — La Révolution et l'Empire
préparent l'unité allemande ..... 169
Chapitré V. — « La politique que le peuple
élaborait depuis 1815 » nous conduit à
Sedan . 227
Chapitre VI. — Causes générales de la guerre
de 1914 .279
Appendices 309
ACHEVÉ D'IMPRIMER
PAR
l'imprimerie CHARLES COLIN
POUR
LA NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
LE 10 AOUT 1915
i
A
:#
•y
^
^^,.
i'
I..•"^^^M^
•*M
J^.
#
.-"T
«?4
^Z"^.
,A?
V
.^
<i>
' î^;
i
f-.^
é ■.>'«'
r*--
_i^:,7:5#.
^ t:
* k
^i
Jf;
*